Migrations chiliennes : Le vin reste rouge

La communauté chilienne participe au Festival des migrations depuis ses débuts. Pourtant, elle a beaucoup changé, tout comme son pays d’origine.

Quand « rentrer » devient un mot compliqué.(Exposition Asilo/Exilio de 2014, Musée de la mémoire et des droits humains, Santiago ; photo : lm)

« L’année dernière, on a reçu deux ministres à notre stand, avec des empanadas, du vin chilien. » Germán Contreras est content du chemin parcouru. Il y a quelques années, l’association « Los Amigos de Chile » était à plat, les ancien-nes militant-es fatigué-es. En 2018, Contreras a participé au nouveau départ de l’ONG : « Au début, nous n’avions rien, pas de four, pas de tables, pas de frigo. Peu à peu, on a collecté un peu d’argent, on s’est renseignés sur les règlements sanitaires. » Contreras insiste : son organisation essaie de bien faire les choses, elle est aussi enregistrée comme il faut au Registre de commerce et des sociétés. « C’est le CLAE qui m’a aidé à faire les démarches nécessaires. C’est aussi lors du festival du CLAE ou de la fête du 1er-Mai de l’OGBL que nous avons rencontré d’autres Chiliens qui ont rejoint l’association. »

« Immigration » de gauche

Pour Contreras, le premier rôle de celle-ci est d’aider les personnes nouvellement arrivées, par exemple quand elles ont besoin d’une traduction pour faire reconnaître leurs diplômes – avec l’espoir que celles-ci, dans quelques années, contribueront à leur tour à faire vivre l’association. « Tu arroses l’arbre, après il va porter des fruits », résume-t-il. Mais le lien avec le pays d’origine reste fort : « Cette année, au festival, nous allons collecter des dons pour la catastrophe qui vient d’arriver au Chili. » Contreras se réfère aux récents incendies de forêt, notamment dans la région de Valparaíso, où plus d’une centaine de personnes sont mortes et des milliers ont perdu leurs maisons. L’événement n’a pas fait la une des médias européens, mais il affecte profondément Contreras, d’autant plus que les conditions de vie au Chili étaient déjà difficiles ces dernières années.

Germán Contreras est un immigré récent, si on mesure à l’aune de l’histoire de l’émigration chilienne vers le Luxembourg. Longtemps, celle-ci a été caractérisée par la génération de familles réfugiées politiques arrivées à la suite du coup d’État de 1973. Pour rappel : le 11 septembre de cette année-là, un coup d’État militaire met fin au gouvernement de gauche de Salvador Allende. Augusto Pinochet, chef de l’armée, le remplace comme président et inaugure une dictature qui durera 15 ans, marquée par une répression sanglante des opposant-es et l’exil de quelque 200.000 personnes. Le Luxembourg a été une des destinations d’exil, ouvrant grandes ses portes avec l’arrivée au pouvoir du premier gouvernement sans CSV en 1974. En effet, en ces temps de guerre froide, la majeure partie des droites en Europe, tout comme le mainstream politique aux États-Unis, considérait Allende comme un communiste et soutenait le coup d’État.

Cela faisait de l’émigration chilienne un symbole politique fort au sein de la gauche – pas un festival des migrations sans stand chilien avec chants révolutionnaires, en plus des empanadas ! De manière plus générale, la gauche européenne pouvait ainsi se concevoir comme faisant partie d’un mouvement mondial progressiste, face à une droite dont le côté répressif se dévoilait notamment dans les nombreuses dictatures d’Amérique latine. Le Chili de Pinochet en particulier, avec sa combinaison d’illibéralisme politique et de libéralisme économique, faisait alors figure de repoussoir.

Entre le Luxembourg et le Chili

Les choses changèrent avec la fin de la guerre froide, et au Chili dès 1988, avec le fameux référendum remporté par le « No », c’est-à-dire par l’opposition à Pinochet. Se mit alors en place une transition vers la démocratie, portée par la « Concertación », une alliance incluant des partis de centre droit. On annula le bannissement des exilé-es, mais pendant dix ans, les compromis furent nombreux et les changements politiques timides. Pinochet lui-même resta commandant en chef de l’armée jusqu’en 1998, et ce n’est qu’en 2000 que des poursuites judiciaires furent engagées contre lui. Au fur et à mesure que le Chili changeait, se démocratisait et s’ouvrait au monde, les familles exilées des années 1970 revenaient… et d’autres familles émigraient, comme partout dans le Sud global, à la recherche d’une vie meilleure.

Patchwork commémorant les victimes de tirs lacrimogènes lors des manifs de 2019. (Musée de la mémoire et des droits humains, Santiago ; photo : lm)

Archibaldo Arellano est un exilé de la première heure, qui a pu observer ce changement au sein de la communauté chilienne au Luxembourg, en attendant de rentrer lui-même. La famille Arellano, engagée du côté d’Allende, persécutée, puis expulsée par Pinochet, a d’abord trouvé refuge en Argentine. Suite au coup d’État du général Videla, elle est repartie, pour trouver, comme l’exprime Arellano, « enfin une terre libre : le Luxembourg ». Arrivé adolescent, il s’est intégré au fil des années, jusqu’à ouvrir un restaurant à Hesperange. Il a vu naître et grandir des enfants qui ne connaissaient que le Luxembourg, il a vu arriver des Chilien-nes qui émigraient non pas pour des raisons politiques, mais pour exercer leur métier sous d’autres cieux. « La communauté chilienne a changé, ce qui était le point commun s’est perdu, les rencontres sont devenues moins politiques, moins nostalgiques, plus axées sur l’échange entre personnes », estime Arellano.

Parmi ceux et celles né-es au Chili, certain-es sont rentré-es et ont réussi à s’intégrer, d’autres non, qui sont alors revenu-es au Luxembourg. « Chacun vit l’exil de manière différente : pour les uns c’est une défaite, d’autres s’accrochent à l’idée d’une revanche, pour d’autres encore c’est surtout une nostalgie », explique Arellano. « Moi, je m’étais juré de rentrer un jour. » Son père est rentré, puis lui a demandé de le rejoindre et de reprendre sa station de radio, fondée dans les années 1960 et fermée sous Pinochet. « Je n’ai pas hésité, bien que solidement installé au Luxembourg », raconte Arellano, « mais je ne m’imaginais pas que rentrer chez soi serait aussi difficile. »

Archibaldo Arellano est rentré en 1996 au Chili avec sa femme – française – et ses enfants – luxo-franco-chiliens. « S’intégrer a été presque aussi difficile que quand je suis arrivé au Luxembourg, j’ai mis cinq ou six ans », dit-il, en évoquant la jalousie des familles restées sur place pendant la dictature, qui suspectaient un « exil doré ». Néanmoins, Arellano s’engage politiquement et devient conseiller municipal. Mais alors qu’il a retrouvé ses marques et se sent de plus en plus Chilien, il est confronté avec le fait que ses enfants font d’autres choix. Ils tendent à opter pour le Luxembourg, pays au centre de l’Europe qui leur offre plus de possibilités, où ils se sentent culturellement plus à l’aise. Arellano avoue que cela lui a fait l’effet d’une gifle. Il y voit « la marque de l’exilé » qui fait qu’il est « divisé en deux ». En 2021, la famille revient au Luxembourg. Il est vrai que la situation au Chili s’est dégradée, mais il y a aussi la situation familiale et le souhait de sa femme de rentrer en Europe. Rentrer, un mot devenu compliqué, alors que jeune, Arellano se voyait citoyen du monde et pouvait se dire simplement : « Un jour, je rentrerai. »

Libéré politiquement, asservi économiquement

Un vécu très différent de celui de Germán Contreras, qui est venu au Luxembourg parce qu’il y avait de la famille, qu’il pouvait y étudier le français, qu’il y voyait des opportunités professionnelles. Et quand il évoque « la gentillesse des Luxembourgeois » et la mémoire de la dictature chilienne, il donne l’impression d’avoir pris une certaine distance avec son pays d’origine. Mais c’est lui-même qui a fait le choix d’émigrer, alors que pour Archibaldo Arellano, l’exil a été imposé à lui et à sa famille.

Si la « normalisation » de l’émigration chilienne est due à la réouverture du pays, à une certaine prospérité économique et à quelques mécanismes redistributifs introduits après 1988, ce « développement » s’accompagne aussi d’inégalités sociales de plus en plus prononcées et de moins en moins acceptées. Au fil des ans, parmi les associations liées au Chili, celles des exilé-es ont fait place à celles engagées dans la coopération au développement (comme Niños de la Tierra ou le Teatro Bus). Paradoxalement, ces projets ne peuvent en principe plus être soutenus par le ministère de la Coopération, car le Chili fait partie de l’OCDE. Toujours est-il que le peuple chilien s’est libéré politiquement, mais reste asservi économiquement.

« Les Chiliens avaient goûté à la démocratie, à une certaine aisance, et voulaient des changements, alors que la politique avançait plus lentement » : c’est ainsi qu’Archibaldo Arellano décrit l’évolution des années 2010. « On a tous été surpris par les gens qui commençaient à sortir dans la rue, qui réclamaient des droits jamais auparavant envisagés. » Il évoque les pensions de misère du système privatisé sous Pinochet, la détérioration du système de santé, les insuffisances du système d’éducation publique. Arellano, élu de la gauche traditionnelle, raconte qu’au tout début de l’« explosion sociale » de 2019, le maire, de droite, lui a demandé ce que son parti voulait. « J’ai dû lui avouer que je n’en savais rien, que ce n’était pas la gauche qui organisait les manifs, mais les gens qui s’auto-organisaient à l’aide des réseaux sociaux. » Cette grande mobilisation a abouti à la tentative d’établir une nouvelle Constitution pour redresser les torts économiques et sociaux de celle imposée par Pinochet. Mais cela est une autre histoire, qui s’est mal terminée, avec, en décembre 2023, une ultime « nouvelle » Constitution proposée par la droite et bloquée par la gauche – « la montagne a accouché d’une souris », commente Arellano.

Germán Contreras n’hésite pas non plus à critiquer les injustices sociales au Chili, mais en privé. Au niveau de l’association, il a entendu trop souvent « je ne viens pas si lui vient, parce que l’un est rouge et l’autre bleu, ou l’inverse ». Il dit qu’il respecte les opinions des uns et des autres, mais n’accepte pas que cela divise, comme au Chili, la communauté : « Ici, nous sommes en Europe. » Alors il préfère éveiller la curiosité en étalant l’offre gastronomique, empanadas, torta milhojas (millefeuille), bonbons chiliens (pralines), pisco sour, completo (hot-dog amélioré)… et présenter Los Amigos de Chile comme une vitrine pour le Chili et une maison où peuvent se sentir « chez soi » les Chilien-nes expatrié-es.


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