Milieu carcéral : Une échappatoire à l’enfermement

Depuis 20 ans, des bénévoles de l’Association luxembourgeoise des visiteurs de prison (ALVP) se rendent dans les centres pénitentiaires du pays pour apporter une parenthèse de normalité aux détenu·es et alléger leur solitude. Un dispositif à n’en pas douter bénéfique en vue de leur réinsertion dans la société.

Depuis plusieurs années, Maggy et Elisabeth rendent visite à des détenu·es pour leur prêter une oreille bienveillante et un peu de soutien moral. (FOTO: woxx)

Maggy, 75 ans, et Elisabeth, 41 ans, sont des bénévoles pas tout à fait comme les autres : elles sont visiteuses de prison. Environ une fois par mois, elles rendent visite une heure durant à un·e détenu·e pour parler de tout et de rien, échanger autour de l’actualité, du sport, de la musique, converser de manière informelle comme pourraient le faire des connaissances. Une parenthèse de normalité pour des personnes écartées de la société, une écoute et une présence bienveillantes pour celles et ceux qui n’ont plus vraiment quelqu’un à qui parler.

Toutes deux sont membres de l’ALVP, une association apolitique et aconfessionnelle. Depuis 20 ans, celle-ci offre de soutenir moralement les détenu·es qui reçoivent peu ou pas de visite, en leur apportant une écoute sans jugement, sans moralisation, sans prosélytisme. « On n’y va pas dans le but de leur apporter la rédemption ou pour essayer de les réparer », préviennent d’emblée les bénévoles. Pas question non plus d’apporter une quelconque aide matérielle ou financière ni d’offrir des cadeaux. Le cadre déontologique de l’association est à cet égard très clair et expliqué dès le départ aux détenu·es. Celles et ceux qui attendent autre chose qu’une oreille et un peu de compagnie mettent généralement fin rapidement aux visites. Quant aux bénévoles au grand cœur, qui souhaiteraient aider davantage, « je leur rappelle que ce que l’on fait est suffisant, cela a déjà de la valeur », glisse Elisabeth, qui est aussi membre du conseil d’administration de l’ALVP. Une façon d’être sans équivoque auprès de l’administration pénitentiaire et surtout de garantir le principe d’égalité entre les détenu·es.

La visite d’un·e bénévole de l’ALVP n’est pas proposée d’office, encore moins imposée – la demande doit émaner des détenu·es. Et c’est au parloir que se déroulent les rendez-vous, à l’instar de ceux avec l’avocat·e ou le·la psychologue. « C’est très important pour nous que les échanges aient lieu au parloir et non dans la salle commune, où il peut y avoir des familles et des enfants qui jouent, parce que les détenus nous confient parfois des choses qui ne devraient pas être entendues par d’autres », fait savoir Maggy. Autre bénéfice du parloir : il permet de recevoir ces visites en toute discrétion. « Certains ressentent de la gêne, car recevoir la visite d’une association peut être perçu comme un aveu de faiblesse. Et la réputation dans le milieu carcéral est très importante. Le fait que la visite ait lieu au parloir les aide clairement à franchir le cap de prendre contact avec nous », ajoute Elisabeth.

Les visites des bénévoles de l’ALPV ont lieu aux parloirs des centres pénitentiaires, garantie de discrétion et de confidentialité. (©SIP-Jean-Christophe Verhaegen)

La confidentialité des échanges est également garantie. Les bénévoles n’en dévoilent rien auprès de l’administration pénitentiaire, sauf en cas de pensées suicidaires. « Cela m’est arrivé une fois », confie Elisabeth. « On le sent dans nos tripes quand c’est sérieux. C’est exceptionnel, mais dans ce cas on peut se mettre en contact avec un agent du service psychosocial et socio-éducatif pour l’alerter de la situation [chaque détenu·e est accompagné·e d’office par un·e conseiller·ère en insertion du SPSE, ndlr]. La plupart du temps, ils sont déjà au courant. » Pour le détenu en question, l’histoire s’est bien terminée : il est parvenu à remonter la pente, en partie grâce au foot pendant les promenades. « Il a réussi à trouver sa bulle d’oxygène. Quand un ami ne va pas bien, on peut lui conseiller d’aller marcher en forêt ou l’inviter à boire un verre, mais en prison, les ressources disponibles sont peu nombreuses. Là, à part mon empathie et mon soutien, je ne pouvais pas apporter grand-chose. C’était vraiment difficile », se remémore Elisabeth.

Une activité pas comme une autre

Elisabeth fait également partie de l’équipe « matching », chargée de mettre en relation les détenu·es et les bénévoles. L’ALVP ne connaît que le nom, l’âge et la langue parlée par le·la détenu·e qui souhaite recevoir de la visite. « La plupart des détenu·es que nous rencontrons n’ont personne d’autre qui vient les voir, ce sont de fait souvent des personnes étrangères qui n’ont pas d’attaches au Luxembourg. C’est donc un gros enjeu pour nous de couvrir un maximum de langues, car il est toujours dommage de devoir refuser une visite pour un motif linguistique », indique-t-elle. L’ALVP peut toutefois s’enorgueillir de disposer déjà d’un large panel : outre les langues habituellement parlées au Luxembourg, elle compte dans ses rangs des membres qui parlent aussi l’estonien, le roumain, le russe, l’arabe… et même le farsi.

Les bénévoles ne sont en tout cas pas informé·es des motifs qui ont conduit à l’incarcération, sauf si le·la détenu·e se confie à ce sujet. Certain·es abordent tout de suite leur affaire, a fortiori s’ils ou elles sont en préventive et dans l’attente d’un jugement. D’autres glisseront des détails à demi-mot, leur histoire se lira entre les lignes. D’autres encore n’évoqueront jamais le sujet, un moyen de conserver leur dignité. « Bien sûr, je suis parfois curieuse de savoir ce qui s’est passé ! », admet Elisabeth. « Mais la frustration de ma curiosité non assouvie n’est pas importante. Je ne vais pas outrepasser les limites. Ce qui compte, c’est le détenu. » Un sentiment partagé par Maggy, qui a toutefois assisté au procès d’une femme à qui elle rend actuellement visite. Une démarche qui a contribué à les rapprocher. « En fait, cela m’a permis de comprendre un tas de choses que je n’avais pas comprises auparavant et cela a créé un lien entre nous », explique-t-elle.

Nombreux·euses sans doute sont celles et ceux qui ne peuvent s’imaginer converser avec des criminel·les, ou dont la curiosité serait trop grande pour se retenir de leur poser des questions à ce sujet. « Ce n’est effectivement pas une activité comme une autre, qui n’est pas faite pour tout le monde », avertit Elisabeth. C’est d’ailleurs pour cette raison que les apprenti·es bénévoles doivent d’abord assister aux réunions de l’ALVP pendant un an avant de pouvoir effectuer leur première visite en prison. « Nous nous entretenons aussi avec eux afin de savoir s’ils se sont déjà interrogés sur leurs limites, s’ils en ont, etc. C’est déjà arrivé que des personnes prennent conscience que, en fait, il leur serait impossible de ne pas savoir pourquoi le détenu a été incarcéré, de peur que leur ‘machine à fantasmes’ s’active et que cela vire à l’obsession : ‘À qui ai-je affaire ? Et si c’était un pédocriminel ?’ Il faut des bénévoles solides psychologiquement, sachant à quoi s’attendre. Et si ça ne va pas, ce n’est pas grave : il existe plein d’autres associations dans lesquelles œuvrer. »

De leur côté, les bénévoles dévoilent très peu d’informations sur leur vie personnelle. Certain·es préfèrent d’ailleurs utiliser un pseudonyme. Par sécurité bien sûr, mais aussi et surtout « parce qu’on n’est pas là pour parler de nous », insiste Elisabeth, avant d’ajouter : « De toute façon, les détenus ne sont pas si curieux vis-à-vis de nous ! »

L’importance des femmes

(©SIP-Jean-Christophe Verhaegen)

Ont-elles, en tant que femmes, déjà eu peur de se mettre en danger en rendant visite à des prisonniers masculins ? « Jamais », assurent les deux bénévoles, qui pointent notamment le dispositif de sécurité en place au sein des centres pénitentiaires, la présence d’agents qui circulent, la sonnette dans le parloir… Surtout, elles estiment essentielle la présence de femmes en prison : elle permet aux détenus de conserver un semblant de vie en société. « Un détenu m’a une fois confié qu’après avoir été enfermés pendant des années, le simple fait qu’une femme puisse demander l’heure dans la rue peut les tétaniser », explique Elisabeth. « On est loin des clichés représentés dans les films, et un braqueur n’est pas un agresseur sexuel. Quand on veut réinsérer des personnes dans la société, il faut leur permettre d’avoir des interactions sociales normales, aussi bien avec des hommes qu’avec des femmes. D’autant plus que, une fois dehors, ils auront face à eux une majorité de femmes lors de leurs diverses démarches administratives, les femmes étant très présentes dans le milieu social. » L’ALVP se montre cependant ferme avec les détenus quant au fait qu’il ne s’agit aucunement d’une agence de rencontres. S’il leur est possible de demander à changer de bénévole parce que le courant ne passe pas, les détenus ne peuvent exiger spécifiquement une femme, ou demander à changer à outrance de bénévole. « S’ils ont des attentes particulières, on n’a aucun problème à refuser la visite », fait savoir Elisabeth.

Visite hors les murs

Cela fait 15 ans que Maggy consacre une partie de son temps libre à l’ALVP. C’est à la retraite que cette ancienne professeure de français s’est lancée dans l’aventure, sur la suggestion d’un ami. « Je voulais faire du bénévolat pour faire du bien à une personne. Et dans ce cadre-là, c’est en plus très intéressant. » Du fait de sa longue expérience, elle est d’ailleurs en mesure de percevoir le changement de ton au sein des prisons ces dernières années. « Le personnel est désormais beaucoup plus chaleureux et souriant avec les détenus que par le passé. C’est notable, d’autant qu’ils ne font vraiment pas un travail facile. » Elisabeth, conseillère conjugale et familiale, a pour sa part décidé de rejoindre l’association il y a cinq ans, après avoir suivi des formations à l’écoute, qu’elle souhaitait mettre en pratique dans le cadre d’une activité bénévole. « Comme beaucoup d’autres, j’ai regardé sur le portail benevolat.lu et j’ai trouvé l’ALVP, qui s’avère située au carrefour de mes compétences. Le monde carcéral m’a en effet toujours intéressée : pour moi qui ai fait des études de sciences politiques, la prison est le reflet de notre société, elle montre le regard que l’on porte sur les auteurs de délits. Je me suis toujours intéressée à ce qui peut être fait pendant le séjour en prison pour empêcher la récidive et permettre la réinsertion. Je ne suis pas dans une démarche politique – je suis alignée avec la philosophie de l’association –, mais, à titre personnel, j’ai toujours pensé que la peine doit être la privation de liberté et pas autre chose – pas la perte de dignité et des compétences, l’effondrement psychologique, l’isolement social total. »

Leurs visites auprès d’un·e même détenu·e peuvent s’étaler sur un ou deux rendez-vous, durant un an ou plusieurs années. Contrairement aux psychologues, les bénévoles n’ont en effet aucune obligation de suivi. D’un côté comme de l’autre des barreaux, « si on ne le sent pas ou si on n’a rien à se dire, le détenu comme le bénévole peuvent mettre fin aux visites », insiste Elisabeth. L’ALVP, de par son approche de soutien à la réinsertion, prévoit aussi une « visite hors les murs », c’est-à-dire la possibilité de se rencontrer dans un lieu public à la sortie de prison. Là aussi, les bénévoles n’ont pas à jouer le rôle de travailleur·euses sociaux·ales, mais seulement d’apporter un soutien moral. Mais les demandes en ce sens sont rares.

À elles deux, Maggy et Elisabeth ont suivi près d’une vingtaine de détenu·es. À la longue, il arrive que des liens plus profonds se tissent. C’est rare, mais pas impossible. Maggy a ainsi gardé contact avec quelques-uns de ses détenus à leur sortie de prison. « Je suis même allée voir l’un d’eux, aujourd’hui décédé, une fois à Avignon et une autre fois à Thionville, car il avait interdiction de territoire luxembourgeois. J’ai aussi gardé contact avec un autre ex-détenu, dans le nord du pays, aujourd’hui parfaitement réinséré. » Mais le plus souvent, quand les détenus sortent de prison, « ils veulent tourner la page. Or nous sommes associés à la prison », constate Elisabeth. Quoi qu’il en soit, « on sait qu’on n’est pas là pour établir une relation d’amitié », insiste-t-elle, avant de conclure : « À titre personnel, je suis en tout cas convaincue que, aussi modeste notre démarche soit-elle, elle peut aider à la réinsertion. »

« Comme la famille » Les bénévoles de l’ALVP rendent chacun·e visite à un·e, deux ou trois détenu·es, selon le nombre de demandes et selon leurs disponibilités, au rythme qui leur convient – généralement une à deux fois par mois. « On essaie de ne pas y aller plus d’une fois par semaine, au risque d’empiéter sur le temps de visite d’autres potentiels visiteurs », souligne Elisabeth. En effet, bien qu’évidemment connu·es des services pénitentiaires, les bénévoles de l’ALVP sont officiellement considéré·es par les autorités comme des « membres de la proche famille ». À cet égard, selon la réglementation, leurs visites sont donc décomptées du temps de famille octroyé aux détenu·es (dix heures par mois). Ce qui pourrait s’avérer contre-productif, selon l’ALVP, si le détenu·e a la possibilité de recevoir de la visite. Si l’ALVP n’est pas une asbl militante, elle indique toutefois avoir remonté cette doléance auprès de la ministre de la Justice, Elisabeth Margue. L’ALVP intervient dans les trois prisons du pays : à Schrassig, au centre pénitentiaire d’Uerschterhaff à Sanem, ainsi qu’à celui de Givenich, bien que pour ce dernier les demandes de visite soient assez rares, étant donné qu’il s’agit d’une prison semi-ouverte. « On reste disponibles, mais comme les détenus sont plus libres, ils ont généralement moins besoin de lien social », expliquent Maggy et Elisabeth. Les autorités n’accordent par ailleurs pour l’instant pas de visites de la part des bénévoles auprès des mineur·es. « Ils restent assez peu de temps en prison, et puis ils sont normalement plus encadrés et plus suivis que les adultes », supposent-elles.


Cet article vous a plu ?
Nous offrons gratuitement nos articles avec leur regard résolument écologique, féministe et progressiste sur le monde. Sans pub ni offre premium ou paywall. Nous avons en effet la conviction que l’accès à l’information doit rester libre. Afin de pouvoir garantir qu’à l’avenir nos articles seront accessibles à quiconque s’y intéresse, nous avons besoin de votre soutien – à travers un abonnement ou un don : woxx.lu/support.

Hat Ihnen dieser Artikel gefallen?
Wir stellen unsere Artikel mit unserem einzigartigen, ökologischen, feministischen, gesellschaftskritischen und linkem Blick auf die Welt allen kostenlos zur Verfügung – ohne Werbung, ohne „Plus“-, „Premium“-Angebot oder eine Paywall. Denn wir sind der Meinung, dass der Zugang zu Informationen frei sein sollte. Um das auch in Zukunft gewährleisten zu können, benötigen wir Ihre Unterstützung; mit einem Abonnement oder einer Spende: woxx.lu/support.
Tagged , , .Speichere in deinen Favoriten diesen permalink.

Die Kommentare sind geschlossen.