Musique contemporaine : Un bestiaire dans la tête

Arturo Fuentes est un jeune compositeur mexicain installé à Innsbruck qui compte dans la musique contemporaine. À l’occasion d’une commande de l’ensemble luxembourgeois Lucilin, il monte au grand-duché sa « Musique des êtres imaginaires ». Conversation avec l’artiste et ses interprètes.

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Dans « Musique des êtres imaginaires », le fauteuil restera vide : c’est celui réservé à Jorge Luis Borges. Au sol, les miroirs brisés produiront des réflexions dans la salle qui contribueront à créer une atmosphère irréelle. (PHoto: LUCILIN)

Dans la musique contemporaine, les rencontres revêtent un aspect primordial pour porter des projets novateurs. Celle entre United Instruments of Lucilin (voir musixx 17) et Arturo Fuentes est manifestement de celles-ci. « J’ai été invité à proposer un projet artistique qui puisse être développé avec tous les membres de l’ensemble, mais pas nécessairement en même temps », explique le compositeur mexicain, qui vit en Europe depuis qu’il a perfectionné sa technique musicale d’abord à Milan puis à Paris.

Depuis quelque temps, il pensait consacrer une œuvre à l’écrivain argentin Jorge Luis Borges, qu’il a découvert vers douze ans. « Mais je n’avais pas encore trouvé le bon moment ni le bon endroit, car c’est un projet très abstrait qui ne peut pas être mené avec n’importe qui. Quand je travaille sur une pièce, je sais pour qui je compose, j’imagine les musiciens sur scène en train de développer mon concept artistique. Lorsque je les ai rencontrés, j’ai pensé tout de suite aux interprètes de Lucilin pour personnifier mes êtres imaginaires. » Car Fuentes a en tête deux sources d’inspiration : d’abord le « Manuel de zoologie fantastique », dans lequel Borges décrit plus d’une centaine de créatures imaginaires issues du folklore, de la mythologie ou d’autres œuvres littéraires ; puis le poème « Art poétique », dans lequel l’auteur argentin parle de « convertir l’outrage des ans / en une musique, une rumeur ou un symbole ».

Borges fait l’unanimité

Arturo Fuentes présente bien deux ou trois autres compositions à l’ensemble luxembourgeois, mais l’œuvre consacrée à Borges fait très vite l’unanimité. Guy Frisch, directeur musical de Lucilin, précise d’ailleurs : « Nous préférons, lors d’une commande, laisser le compositeur très libre. On a très envie qu’il aille chercher des projets dans ses tiroirs. Des projets qu’il veut réaliser, mais pour lesquels les conditions n’étaient pas encore réunies, par exemple à cause d’un cadre trop restreint ou de durées imposées. » Ce sera donc Borges, dans un concert fiction qu’Arturo Fuentes composera et mettra en scène lui-même.

« Quand je travaille une composition théâtrale », précise le musicien, « j’ai toujours présents à l’esprit les concepts de lumière et d’espace scénique. Tout ce qu’on voit sur scène est une information sonore et visuelle. Sans organisation optimale de tous ces éléments, alors on travaille ‘à l’ancienne’, avec l’envoi d’une partition et une rencontre à la première de la pièce qu’un metteur en scène se sera appropriée. Ici, j’ai essayé de réunir l’intégralité du concept dans un seul espace. » La scène sera donc un petit plateau de cinéma, où évolueront les musiciens qui, en plus de suivre une partition écrite, interagiront eux-mêmes avec de nombreux accessoires.

Pourquoi un plateau de cinéma ? « Ce qui s’y tourne, ce n’est pas la réalité : celle-ci vient après, sous la forme du film. Je voulais que les musiciens puissent s’intégrer à cet espace imaginaire comme si ce qu’ils font sur scène était une réalité dont on ne serait conscient qu’un peu plus tard. C’est à l’image du monde de Borges. » Un monde où le rêve et le mystère sont très souvent conviés. Pour y plonger le spectateur, la partition se verra agrémentée d’une couche d’effets électroniques : « On entendra notamment la voix de Borges comme une espèce d’ombre, qui permettra au public de rester dans un espace onirique et imaginaire. »

Des sex toys pour stimuler l’imaginaire

Autre particularité de la pièce, l’utilisation innovante de… sex toys. Arturo Fuentes s’en explique longuement : « À partir de cette idée d’êtres imaginaires, je voulais créer des automates qui interagissent par eux-mêmes avec les instruments, indépendamment des musiciens. J’ai toujours eu l’envie de travailler avec les vibrations et, après quelques recherches, mon attention s’est portée sur les sex toys. J’en ai acheté quelques-uns et les ai essayés sur des instruments. Le son était incroyable, que ce soit sur les tambours ou sur les cordes ! J’ai alors décidé d’ajouter ces notes comme deuxième couche sur la musique déjà écrite, afin de donner un aspect ludique et neuf à la pièce. Il y aura une vingtaine de vibrateurs sur scène, dont certains seront suspendus et auxquels les interprètes offriront leurs instruments comme dans une sorte de sacrifice. Tout ça bien évidemment transformé par l’électronique, qui donne une texture sonore unique composée de filigranes multiples. Pour moi, c’est une recherche qui est d’un grand intérêt, à tel point que je suis déjà en train de l’intégrer dans de nouvelles pièces en préparation pour 2017. »

Mais les animaux imaginaires de Borges dans tout ça ? « Ces vibrateurs en sont une métaphore. J’espère que les spectateurs en arriveront à penser que l’imaginaire des êtres se trouve dans les musiciens eux-mêmes. Mais il y aura aussi quelques bruits d’animaux. On pourrait comparer ça au design sonore du long métrage ‘El laberinto del fauno’ de Guillermo del Toro (sorti sous le titre français « Le labyrinthe de Pan », ndlr), extrêmement immersif. Non pas que le film ait été une influence pour la pièce ; c’est simplement un bel exemple de l’image auditive que je veux rendre de ces êtres imaginaires. »

Manifestement conquis par le projet, Guy Frisch ajoute : « Les animaux doivent rester imaginaires, justement. On ne les verra pas sur scène. » Une grande séance de répétitions en novembre dernier, une interaction permanente depuis le début du projet… la symbiose semble parfaite entre l’ensemble luxembourgeois et le compositeur basé en Autriche : « Une telle préparation est pour nous exceptionnelle. Normalement, on discute du projet, on définit le sujet, la durée, le nombre de musiciens nécessaire, on prépare le contrat, etc. Et puis on ne voit plus forcément le compositeur avant de lui réclamer les partitions pour répéter. Ici, nous avons eu le luxe d’avoir Arturo disponible tout au long de la conception », confirme Frisch. Virginia Flórez, chargée de production pour ce projet chez Lucilin, renchérit : « Nous avons beaucoup travaillé ensemble sur l’idée des miroirs brisés qui recouvriront la scène, avec des contraintes techniques facilement imaginables. Sur les lumières aussi. Et il fallait également faire en sorte que la pièce puisse être jouée tant ici au Luxembourg qu’à Vienne. Car elle y sera présentée le 13 juin, juste un jour avant l’exact trentième anniversaire de la mort de Borges. »

Symbiose entre compositeur 
et interprètes

L’entente est également palpable par la similarité du vocabulaire utilisé. Lorsque Fuentes précise qu’il « souhaite tisser une structure musicale qui fasse tenir le spectacle comme un tout », Frisch rebondit aussitôt : « Le mot de tissage est d’ailleurs très intéressant, car on peut dire que, finalement, les musiciens sont eux-mêmes intégrés au décor : leurs parcours et leurs déplacements sur scène donneront même encore plus l’impression qu’ils actionnent un métier à tisser qui construit la pièce ! »

Pas de doute, la rencontre entre Lucilin et Fuentes a bien été déterminante. Pour le Mexicain, « nous nous sommes bien trouvés. J’ai un catalogue assez fourni de pièces à jouer en concert, mais je préfère maintenant collaborer avec un ensemble qui veut faire bien plus qu’un simple concert, qui veut s’impliquer dans la dramaturgie ». Reste désormais à en voir le résultat sur scène, après une préparation intense, riche de nombreux éléments de travail en commun et du développement d’un concept original qui fait appel à l’imaginaire du spectateur avant tout. Optimiste, Fuentes conclut : « C’est ce que j’aime dans ce projet : tout est donné, mais rien n’est précisé. C’est exactement comme l’univers de Borges : il est devenu aveugle progressivement à partir d’un assez jeune âge et était donc immergé dans son monde intérieur, mais il voyait pourtant tout et exprimait tout. Dans ce spectacle, je veux mettre en valeur des idées abstraites, mais aussi donner tous les éléments au spectateur pour qu’il puisse se représenter lui-même ces êtres fantastiques. Lorsqu’on suggère quelque chose, on fait travailler l’imaginaire du public ; après tout, c’est ça le but de l’art. »

« Musique des êtres imaginaires », 
idée, composition et mise en scène 
d’Arturo Fuentes, interprétation de l’ensemble Lucilin, le mercredi 13 avril 
à 20 heures à la Philharmonie.

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