Offensive contre la science aux États-Unis : « Je ne suis pas surpris »

Lawrence Honaker est chercheur postdoctoral en physique à l’Université du Luxembourg. Il vit en Europe depuis 2015 et est revenu s’installer au grand-duché l’été dernier. Il conserve toutefois des liens étroits avec son pays natal, tant sur le plan personnel que sur le plan professionnel, et retourne régulièrement en Caroline du Nord, où vit sa famille. Pour le woxx, il commente les conséquences sur la recherche de l’arrivée au pouvoir de Donald Trump.

Lawrence Honaker. (© Tatiana Salvan)

woxx : Quelles mesures prises par Donald Trump et son administration à l’encontre du milieu scientifique avez-vous personnellement constatées ?

Lawrence Honaker : Il faut savoir que la majeure partie des subventions allouées à la recherche aux États-Unis provient du gouvernement fédéral. Ce dernier finance notamment beaucoup de projets en lien avec la santé, l’énergie ou la défense. Pour obtenir ces subventions, tout comme pour les subventions européennes, il y a des conditions à remplir. Or, depuis l’arrivée de Trump au pouvoir, son administration annule des subventions pour des projets qu’elle estime n’être plus alignés avec ses priorités, et ce, même si les financements avaient déjà été répartis et promis aux chercheurs sur une certaine durée. Dans certains champs de recherche, même si le projet est aligné avec ces priorités, l’administration remet quand même en cause le financement, parce qu’elle décide finalement ne plus vouloir dudit projet. Autre technique restrictive : le plafonnement des frais généraux. Ce sont les frais administratifs, l’argent destiné à louer des équipements ou des espaces de travail, etc. Cela couvre beaucoup de choses, et les plafonner empêche de fonctionner normalement. Un autre élément qui devient problématique : les personnes disposant d’un visa – temporaire ou permanent – se font arrêter pour avoir exprimé leur opinion. À l’instar de ce chercheur français qui s’est vu refouler du territoire alors qu’il devait assister à une conférence à Houston, en raison de ses prises de position contre la politique menée par l’administration Trump.

Donald Trump s’était-il déjà montré offensif vis-à-vis de la recherche scientifique lors de son premier mandat ?

Pas à ce point. Lors de son premier mandat, en dépit de ses propos, il a principalement laissé les choses suivre leur cours. Il y avait bien sûr des inquiétudes, notamment parce qu’il était devenu plus difficile de recruter des étudiants originaires de certains pays, pour des raisons dites sécuritaires notamment. Mais il n’y a pas eu de changements radicaux effectués du jour au lendemain, de décisions prises en un claquement de doigts. Les changements ont été plus progressifs. Cette fois-ci, il y va vraiment fort. Selon moi, il s’agit d’une forme de revanche envers les groupes qui se sont opposés à lui lors de l’élection de 2020, qu’il ne reconnaît toujours pas avoir perdue. Bien sûr, il s’agit aussi pour lui d’obtenir le soutien d’une partie de la population. Mobiliser celle-ci est toujours un enjeu aux États-Unis, où peu de gens votent – une participation à 60 % est considérée comme élevée. C’est très différent du Luxembourg, où le vote est obligatoire. Parvenir à énerver les gens sur certains sujets, c’est les amener à être plus enclins à vous soutenir.

Vous attendiez-vous à une telle vindicte à l’encontre de la science ?

Je ne suis en tout cas pas surpris par ce qui arrive, notamment en raison de la façon dont la science, la recherche et plus généralement le monde universitaire sont perçus aux États-Unis. D’aussi loin que je m’en souvienne, il y a toujours eu une forme de mépris de la part d’une partie de la population, qui n’accorde aucune confiance aux universitaires, qui ne voit pas l’utilité de la recherche. Il n’est pas rare d’entendre des commentateurs faire des déclarations du type : « Regardez tout l’argent dépensé pour étudier les mouches des fruits ! », afin de tourner le milieu en ridicule. Quant au financement, il a toujours été limité ou aléatoire, avec de bonnes années, et d’autres – la plupart – nettement moins bonnes, en raison des changements de priorités ou d’une poussée en faveur de la recherche appliquée permettant des bénéfices directs et tangibles, au détriment de la recherche fondamentale.

Quelles sont les conséquences sur la recherche des mesures prises par l’administration Trump ?

L’hyperfixation sur des mots comme « diversité » ou « inclusion », c’est véritablement jeter le bébé avec l’eau du bain. Dans le contexte scientifique, les mots ne font pas nécessairement office de propagande. Par exemple, en médecine, hommes et femmes répondent différemment à certains médicaments. Or, certaines études, extrêmement importantes, sont annulées parce qu’elles contiennent des mots jugés problématiques. Ou parce qu’elles ne portent que sur un sous-ensemble de la population. Par exemple, une étude récente sur l’abus de substances au sein des minorités a été interrompue, justement parce qu’elle ne concerne qu’une partie minoritaire de la population. Pour ce qui est du financement de la recherche, il a toujours été instable, il y a donc de base une certaine précarité. Mais ce qui se passe actuellement aggrave les choses, avec potentiellement des réactions en chaîne. Si vous n’obtenez pas de financement, vous ne pouvez pas embaucher, et donc vous ne pouvez pas effectuer vos recherches. Lorsque le financement d’une structure se tarit, cela peut aussi avoir des conséquences sur les structures partenaires – on fait rarement de la recherche seul, on travaille avec d’autres départements, d’autres facultés, des entreprises. Les collaborations avec les partenaires à l’étranger peuvent aussi se désagréger. D’ailleurs, des programmes de recherche à l’étranger sont également menacés par des coupes budgétaires. L’université agricole dans laquelle j’ai travaillé aux Pays-Bas, par exemple, vient de recevoir une lettre des États-Unis comportant toute une série de questions en lien avec l’attribution des subventions. J’ignore quel impact un éventuel arrêt du financement américain pourrait avoir sur elle, mais le questionnement sur l’alignement avec les priorités du gouvernement américain et l’utilité des projets est déjà en place. Enfin, les coupes budgétaires peuvent aussi avoir un impact sur la collectivité : aux États-Unis, la recherche s’effectue beaucoup au sein de laboratoires nationaux, qui constituent souvent une pièce maîtresse de la collectivité. La baisse de leurs subsides peut engendrer une baisse des revenus de la ville, comme lorsqu’une base militaire ou une grosse entreprise ferme.

Au regard de votre expérience des deux côtés de l’Atlantique, estimez-vous que la science en Europe est davantage protégée qu’aux États-Unis ?

Cela dépend des pays. Le Luxembourg me paraît assez sûr. Mais ailleurs, des menaces de réduction des financements pèsent également sur la recherche. C’est le cas par exemple aux Pays-Bas.

Les chercheurs résistent-ils activement face à l’offensive menée par Trump ?

J’ai pu le constater ponctuellement. Néanmoins, je doute que cette résistance soit d’une grande ampleur, ni même un tant soit peu vigoureuse… Il y a davantage de résistance populaire, en opposition à des ordres exécutifs bien précis : lors de l’annonce du démantèlement d’un département d’éducation, lorsqu’un étudiant est menacé d’expulsion ou que des chercheurs se voient refuser un droit d’entrée. Cela s’explique sans doute par la peur de se retrouver en première ligne, mais surtout, selon moi, parce qu’il y a une forme de sidération face à la vitesse à laquelle les mesures sont appliquées. Et puis il y a encore énormément d’incertitudes sur ce qui risque de se passer. Le principal pour l’instant, selon moi, c’est surtout de sensibiliser la population et l’ensemble des chercheurs à la situation, car il y a encore beaucoup trop d’ignorance.

(© David Geitgey Sierralupe/wikimedia commons)

Selon un sondage réalisé par la revue scientifique « Nature », 75 % des chercheurs basés aux États-Unis envisagent de quitter le pays après les coupes budgétaires annoncées par la nouvelle administration Trump. Certaines universités européennes, comme l’université française d’Aix-Marseille, lancent des programmes pour « offrir l’asile scientifique » aux chercheurs américains en exil. Faut-il s’attendre à une arrivée massive de scientifiques originaires des États-Unis ?

S’il y a des scientifiques américains qui font beaucoup de bruit à ce sujet et disent envisager l’expatriation – c’était déjà le cas pendant le premier mandat de Trump –, à titre personnel, je n’en vois franchir le cap que très occasionnellement. Je ne pense donc pas qu’il y aura une arrivée « massive ». En effet, pour les étudiants en sciences, même si les frais de scolarité sont moindres en Europe qu’aux États-Unis, venir étudier ici a tout de même un certain coût. De plus, la structure des études est différente de la structure européenne : on passe une licence, puis le doctorat – le master fait partie du doctorat –, il y a donc moins d’inclination à faire une partie de ses études à l’étranger. Puis, en général, le temps d’achever son doctorat, vous avez construit une famille, c’est alors plus compliqué de déménager. Concernant les chercheurs, la différence de salaire peut entrer en ligne de compte, mais, tout comme pour les étudiants, il y a avant tout la barrière de la langue. Il n’est pas courant d’étudier les langues étrangères aux États-Unis ! Il ne faut pas non plus négliger le fait qu’il y a beaucoup de peur envers tout ce qui se trouve en dehors des États-Unis. Certains membres de ma famille me répètent à l’envi : « Fais attention », lorsque je dois me rendre à Bruxelles ! Des chercheurs viennent travailler en Europe bien sûr, mais c’est généralement parce qu’ils ont des connexions ou une opportunité au sein d’un institut qu’ils souhaitaient intégrer. La plupart du temps, ceux qui viennent en Europe ne comptent de toute façon pas y rester plus d’un ou deux ans. Je pense toutefois que ces programmes destinés à attirer les chercheurs sont une excellente initiative – au-delà de la situation actuelle. Montrer qu’il existe des opportunités, qu’il y a des équipements, que le salaire est peut-être moins important ici mais tout comme l’est globalement le coût de la vie, tout cela peut amener à une prise de conscience. Il faut parallèlement mettre en place des bureaux d’accueil qui se consacrent vraiment à aider les nouveaux arrivants, notamment dans leurs démarches administratives.

À l’inverse, l’offensive contre la science menée par l’administration Trump risque-t-elle de décourager des chercheurs à postuler aux États-Unis ?

Certains de mes collègues au Luxembourg qui devaient partir aux États-Unis ne veulent plus s’y rendre… De même, je pense que des étudiants et chercheurs étrangers qui ne juraient que par les États-Unis, comme de nombreux Indiens par exemple, vont commencer à regarder en direction de l’Europe. D’autant que la résidence permanente pour les Indiens est quasiment impossible à obtenir aux États-Unis. Je ne sais pas s’il y aura davantage d’arrivées des chercheurs étrangers au Luxembourg, beaucoup ignorant l’existence du pays. Mais ce sera peut-être le cas en Allemagne, en Autriche ou en France, qui font des efforts plus actifs pour attirer des chercheurs.

Comment voyez-vous la situation évoluer ?

À l’heure actuelle, Donald Trump dispose d’une courte majorité à la Chambre des représentants ainsi qu’au Sénat. Mais l’année prochaine auront lieu les élections de mi-mandat. Je ne vois pas les choses s’améliorer d’ici là, mais ces élections seront décisives : si Trump obtient un Sénat et une Chambre plus coopératifs, alors il pourra mettre pleinement en œuvre ses plans ; par contre, si l’un ou l’autre, voire les deux basculent, il y aura encore deux ans d’impasse, jusqu’à ce que son mandat expire.

Envisagez-vous de retourner dans votre pays d’origine ?

Il ne faut jamais dire jamais, mais j’ai décidé il y a longtemps déjà que je n’y retournerai pas, simplement parce que je me sens bien sur le continent européen. La situation actuelle ne fait que me conforter dans ce choix.

La guerre est déclarée

Dénigrement, censure, disparition d’informations, coupes budgétaires, licenciements : depuis son arrivée au pouvoir le 20 janvier, Donald Trump mène une offensive sans précédent à l’encontre de la science. Mi-mars, par exemple, la NASA a annoncé une première vague de licenciements, en raison de coupes budgétaires fédérales drastiques. Les universités sont également « tout particulièrement dans le viseur, étant vues comme des lieux de production de savoirs critiques pouvant s’opposer à l’agenda conservateur. Les intérêts des industries extractivistes jouent également un rôle, cherchant à minimiser les recherches sur le changement climatique », résume sur son site la chaîne suisse RTS. Sous couvert d’accusations d’antisémitisme, l’université new-yorkaise Columbia a ainsi été privée de 400 millions de dollars de crédits fédéraux. Pour le même motif, Harvard pourrait perdre jusqu’à neuf milliards de dollars de contrats et de subventions pluriannuelles. Tel un autodafé numérique, des données scientifiques précieuses ont par ailleurs été supprimées de bases de données publiques, et les références aux politiques pour la diversité, l’inclusion, l’équité et la justice climatique ont été effacées des sites gouvernementaux. Les termes jugés problématiques (comme « climat » ou « diversité ») disparaissent également des documents officiels, voire des programmes scolaires, leur mention pouvant en outre empêcher tout financement public. Toutes ces mesures vont nécessairement avoir aussi un impact sur la recherche au niveau international, des projets et des institutions dépendant de la collaboration américaine, voire directement du financement des États-Unis. L’accès aux données américaines est par ailleurs nécessaire pour mener des études globales, notamment en matière d’environnement. Sans compter que la politique obscurantiste de Donald Trump ouvre la voie à des dirigeants populistes qui pourraient être tentés de suivre ses traces. En réaction aux attaques, le mouvement Stand Up for Science a organisé une manifestation le 7 mars, qui a rassemblé quelque 2.000 manifestants à Washington et a été suivie dans une trentaine de villes aux États-Unis, ainsi qu’à l’étranger. Fin mars, plus de 1.900 scientifiques américains ont par ailleurs signé une lettre ouverte, un véritable « SOS », afin d’alerter le « peuple américain » de la situation. La recherche « est en train d’être décimée », « nous demandons à l’administration de cesser son attaque en règle contre la science américaine », exhortent les scientifiques. Si la mobilisation est inédite, elle reste toutefois encore marginale au regard du nombre de personnes employées dans la recherche et le développement scientifiques aux États-Unis – elles étaient 1.021.809 en 2024, selon le site de données en ligne IBISWorld. À l’étranger, des témoignages et des programmes de soutien ont commencé à émaner. Ainsi, en France, l’université d’Aix-Marseille a lancé l’initiative « Safe Place for Science » pour accueillir les scientifiques américains « souhaitant poursuivre leurs recherches en toute liberté ». Un programme qui pourrait coûter 10 à 15 millions d’euros. Dans un entretien accordé à une radio locale, le président de l’université a affirmé avoir déjà reçu plus de 120 candidatures. Le gouvernement français s’est par ailleurs déclaré prêt à soutenir les universités françaises qui accueilleront des chercheurs américains. Contactés, l’Université du Luxembourg tout comme le ministère de la Recherche et de l’Enseignement supérieur n’envisagent pas à l’heure actuelle la mise en œuvre d’un programme spécifique. Les deux institutions ont en effet mis en avant « l’écosystème (…) résolument tourné vers l’international » dont dispose déjà le Luxembourg. « L’attraction de talents venus de l’étranger constitue une priorité stratégique. Dans ce contexte, le pays s’est doté de plusieurs instruments performants pour attirer et accueillir des chercheurs internationaux, quel que soit leur pays d’origine », écrit le gouvernement au woxx. Il participe également à des initiatives européennes encourageant la mobilité des chercheurs. Un portail national dédié à l’attraction de talents, y compris dans le domaine de la recherche, est en cours de développement, annonce d’autre part le ministère. « Dans le contexte international actuel, le Luxembourg suit avec attention l’évolution de la situation en matière de recherche scientifique au niveau mondial. Nous constatons effectivement un intérêt croissant de la part de chercheurs localisés aux États-Unis pour une relocalisation vers l’Europe, y compris vers le Luxembourg, sans toutefois nous attendre à une arrivée ‘massive’ », souligne-t-il.


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