Place financière : Craquelures

L’ampleur de la crise économique provoquée par la pandémie n’est pas encore calculable, mais va sûrement dominer les prochaines années. La tolérance pour certaines libertés du modèle fiscal luxembourgeois risque de décroître sur certains points critiques.

Les distances entre Pierre Gramegna et ses collègues risquent d’être plus que virtuelles à l’avenir – l’avancée vers plus de justice fiscale est désormais irréversible. (Photos : SIP)

Le 15 juillet, la Commission européenne a lancé un nouveau paquet de mesures pour anticiper la relance nécessaire, après que le coronavirus a sérieusement plombé toutes les économies de ses États membres. Il n’est pas question ici du plan de relance de 750 milliards d’euros obtenu de haute lutte au Conseil européen le weekend dernier – pour en savoir plus sur celui-ci, nous conseillons la lecture de notre édito.

Il s’agit d’une initiative de la seule Commission européenne, et la direction qu’elle prend indique aussi un certain ras-le-bol bruxellois face au laisser-faire qui a prévalu depuis des décennies en matière de fiscalité commune. Les différences entre États membres en matière de taxation sont toujours telles que, pour les grandes multinationales, l’Europe est comme un jardin des plaisirs dans lequel on peut orienter son argent de telle façon qu’à la fin, les taxes à payer sont minimales. La concurrence fiscale entre les États, sacro-sainte pour le grand-duché et autres pays qui pratiquent et tolèrent des stratégies fiscales agressives, est aussi la porte d’entrée pour les multinationales… et la porte de sortie pour les recettes fiscales qui auraient dû revenir à d’autres pays.

Bref, une harmonisation de la politique fiscale européenne est le seul chemin pour stopper cette saignée, un des moteurs des injustices au sein de l’Europe entre les pays qui se rendent « intéressants » pour les multinationales et les autres. Et puis n’oublions pas que cela concerne aussi les pays en voie de développement, qui souvent deviennent facilement la proie de grandes entreprises en quête d’avantages fiscaux.

Le paquet lancé par la Commission repose – selon ses dires – sur deux piliers, « l’équité et la simplicité ». Il propose d’un côté de « renforcer l’équité fiscale en intensifiant la lutte contre les pratiques fiscales abusives, en mettant un terme à la concurrence fiscale déloyale et en améliorant la transparence fiscale », et de l’autre d’œuvrer à « la simplification des règles et des procédures fiscales dans le but d’améliorer l’environnement des entreprises dans l’ensemble de l’UE ». Des annonces qui risquent de ne pas trouver que des réponses positives au Luxembourg, comme en Irlande, en Belgique ou aux Pays-Bas – tous des pays connus pour leurs politiques fiscales peu collégiales.

Dans ce contexte, l’annulation de la décision de la Commission par le Tribunal de l’Union européenne de considérer deux rulings irlandais en faveur d’Apple comme des aides d’État illégales – qui aurait forcé la firme à payer la somme coquette de 20 milliards d’euros à l’Irlande – peut être un tournant. La seule emprise dont dispose la Commission européenne pour s’en prendre à des pratiques fiscales qu’elle juge abusives a été de les considérer comme des aides d’État illégales, donc contraires au droit de la concurrence. Avec ce nouveau paquet, il apparaît clairement que la Commission est déterminée à se doter de nouveaux moyens plus efficaces pour forcer l’harmonisation fiscale.

La menace de l’article 116

Le paquet repose sur trois grands axes : un plan d’action sur la fiscalité qui se décline en 25 mesures, une nouvelle directive (DAC 7) qui étendra la transparence fiscale aux plateformes numériques et une meilleure communication sur la bonne gouvernance fiscale. Si le grand-duché pourra accepter la plupart des mesures, comme la création d’un groupe d’expert-e-s sur les prix de transfert ou la constitution d’un comité permanent de règlement des différends, il reste un point de détail qui risque d’être problématique : celui de l’unanimité pour tout ce qui touche aux règles fiscales européennes. Pour le Luxembourg et ses alliés irlandais, hollandais et autres, c’est toujours la vache sacrée – et surtout le moyen de pouvoir toujours bloquer des initiatives qui seraient trop défavorables à leurs intérêts.

Jusqu’ici, personne n’avait envisagé de mettre en œuvre l’article 116 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, entré en vigueur en 1958. Cet article donne à la Commission le pouvoir de constater une « disparité entre les dispositions législatives, réglementaires ou administratives des États membres [qui] fausse les conditions de concurrence sur le marché intérieur » ; la Commission peut dès lors entamer une consultation avec les États membres, et si celle-ci n’aboutit pas, elle peut arrêter des directives et adopter « toutes autres mesures utiles prévues par les traités » − donc en théorie du moins aussi abroger l’unanimité.

Une idée qui déplaît fortement au ministère des Finances grand-ducal : « Si le Luxembourg appuie l’idée d’une fiscalité équitable au niveau européen, et y contribue activement, la suggestion de la Commission européenne d’avoir le cas échéant recours à l’article 116 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne dans le domaine de la fiscalité n’est cependant pas soutenue. On peut également souligner dans ce contexte qu’en 6 ans plus de progrès a été réalisé qu’en 20 ans auparavant en matière de directives fiscales », nous fait savoir un de ses porte-parole.

Depuis les Luxleaks, le Luxembourg rechigne à montrer ses réticences à des avancées vers plus de justice fiscale – du moins dans la partie visible de la politique et dans ses communications. La menace du nouveau commissaire à l’Économie Francesco Gentiloni d’utiliser l’article 116 si des pays refusent d’abandonner des pratiques nuisibles pourrait pourtant forcer le pays à abandonner cette voie. Certes, le grand-duché a ses alliés en Europe, qui n’ont pas intérêt à ce que la politique fiscale soit décidée uniquement à Bruxelles et à ce que la concurrence fiscale entre États membres soit abandonnée – mais cela ne change rien au fait que la tendance vers plus de justice fiscale est devenue irréversible et que la pression monte avec la crise économique.

Une pression que le ministère des Finances ne semble officiellement pas voir. S’il se dit d’accord avec une réforme du code de conduite – même s’il n’est clairement pas demandeur − et avec l’instauration d’une directive DAC 7, il esquive la question de savoir si le Luxembourg ne craint pas d’être mis sous pression plus fortement dans le nouveau contexte postpandémique. Au lieu de répondre de façon claire, nous nous voyons servir le vieux mantra des faits d’armes déjà accomplis : « Le pays a adopté toutes les normes et directives de l’OCDE et de l’UE en matière de transparence fiscale, et plus spécifiquement dans le domaine de l’échange d’informations et de la coopération administrative. En outre, il applique pleinement les recommandations émises par l’OCDE et les institutions de l’UE en la matière. » Et de pointer que « ces efforts ont été reconnus par le Forum mondial (largement conforme en 2019), l’OCDE et l’UE ».

Le ministère rappelle aussi que « tous les rescrits fiscaux (rulings, ndlr) élaborés avant 2015 [ont cessé] d’exister au 1er janvier 2020, afin d’assurer leur conformité avec le cadre légal en vigueur et les derniers standards européens en la matière ». Des standards qui pourraient bien changer dans un avenir pas vraiment lointain.


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