Politique communale
 : On a arrêté Heller

Il y a dix ans, début 2007, une initiative citoyenne stoppait net l’idée de refaire la place de la Résistance à Esch d’après les plans mégalomanes et kitschissimes de l’artiste André Heller et de la bourgmestre Lydia Mutsch.

Le moment où l’initiative contre le projet Heller a passé le cap : le vote à main levée au Peuple. (Photo : © Pat Jungels)

Comme quoi, l’internet n’oublie vraiment rien. Dix ans après la fin de l’initiative citoyenne contre le projet Heller (ICPH), le blog de celle-ci est toujours en ligne. On y trouve notamment le dernier communiqué de ce regroupement hétéroclite, qui pendant trois mois s’est battu contre le projet d’André Heller de transformer la place de la Résistance (appelée communément place du Brill) en un parc d’attractions du plus mauvais goût – on se rappelle les haies en forme de têtes avec des masques dorés qui crachaient de l’eau… En plus de stopper ce projet, l’ICPH a démontré qu’une initiative citoyenne pouvait bel et bien avoir de l’impact sur la politique communale et déclencher une discussion au niveau national. Certes, les problèmes du pays étaient et sont toujours plus importants que le sort réservé à une place – comme s’en lamentait Claude Mangen dans un article dans le forum -, mais le fait qu’une poignée de citoyens ose défier une politique communale dictée d’en haut a fait couler beaucoup d’encre et reste un phénomène assez unique dans l’histoire récente du Luxembourg.

C’est le collectif Independent Little Lies qui lança la première pierre, en convoquant un rassemblement au Ratelach, à la Kulturfabrik, fin 2016. Quelques semaines plus tôt, la bourgmestre Lydia Mutsch avait dévoilé en grande pompe son projet – acheté à l’artiste et chansonnier autrichien André Heller, qui n’avait pas forcément fait dans l’originalité, vu que ses plans rappelaient vachement un autre projet qu’il avait réalisé dans son pays. Cette première réunion n’était qu’une prospection, voire une simple discussion pour déterminer ce qui était possible. Les membres avaient adressé des mails aux personnes de leur connaissance susceptibles de s’intéresser au sujet, mais personne ne s’attendait à une foule pareille. Il apparut donc vite que cette contestation dépassait le collectif et qu’il fallait mettre en place une initiative propre – ce fut donc la naissance de l’ICPH. L’écrivain eschois Jhemp Hoscheit était de la partie : « Je voulais m’impliquer en tant que citoyen et écrivain eschois. Parce que je trouvais que le projet était faux, trivial et kitsch. Il aurait dévalué la très symbolique place du Brill et aurait contribué à marginaliser le tissu social du quartier. En plus, Heller s’est plagié lui-même avec ce projet. Il n’y avait donc rien d’innovant », se rappelle-t-il.

Un des reproches les plus durs et les plus importants était que la bourgmestre – avec le collège échevinal – avait décidé de refaire la place du Brill sans avoir consulté les habitants de la ville ou du quartier. Ajoutez à cela un projet qui ne collait pas avec l’image et l’environnement social du quartier, et vous obtenez un cocktail explosif. Comme dut le constater Lydia Mutsch quand elle retira son projet face à la pression grandissante dans son propre parti.

Une vraie démocratie de base

Cette dénégation de la démocratie de base a, à l’inverse, été le moteur de l’ICPH et a déterminé en même temps son mode de fonctionnement. En effet, face à l’effervescence et la détermination des membres – très hétéroclites – de l’initiative, il fallait mettre sur pied une organisation implacable, mais en même temps respectueuse de la démocratie participative et fondée sur le compromis.

Une tâche difficile, mais pas impossible. Au cours d’innombrables réunions, l’ICPH instaura différents groupes attelés aux tâches qu’il fallait accomplir : un groupe médias chargé de communiquer et de faire en sorte que la grogne gagne la place publique, un groupe chargé de démarcher le monde politique, un groupe de contact avec les habitants et un autre qui s’occupait de la pétition.

S’ensuivirent des mois d’une activité incessante et qui donnèrent lieu à des alliances momentanées des plus incongrues. Selon le dicton « Les ennemis de mes ennemis sont mes amis », une conférence de presse ralliant toute l’opposition du conseil communal (ADR, CSV, Déi Lénk et KPL) eut lieu au café du Théâtre. Ce qui attira l’attention des médias et lança le débat au niveau national – à partir de ce moment, l’ICPH devint omniprésente dans les médias.

Certes, le risque de récupération politique était réel (notamment de la part du CSV, qui avait essayé de s’approprier la pétition), mais l’ICPH réussit tout de même à garder son indépendance – au prix de quelques discussions plutôt musclées. Mais ce fut justement cette culture de la discussion qui était nouvelle : « Arriver à se rassembler pour une cause commune est assez rare. L’initiative m’a révélé une population très active, et j’ai découvert un monde associatif très vivace. Nous avons rappelé à la ville que des procédures de sélection devraient être mises en place pour des projets d’une telle envergure. Les concours ne sont malheureusement pas toujours garants de solutions idéales », se remémore Claudia Passeri, artiste indépendante et membre du collectif Borderline implanté à Esch en ce moment.

« Toutes nos réunions étaient ouvertes à tout le monde. Tout le monde était engagé. Il n’y avait pas d’intérêts politiques ni de tactiques derrière l’initiative. Nous ne pouvions juste pas accepter que la bourgmestre de l’époque et ses échevins veuillent imposer ce projet sans consulter les Eschois. Le but était une démocratie vraie, vivante et participative dans la ville. Jamais auparavant je n’ai vécu une chose pareille – une participation citoyenne authentique. Ce fut un processus positif et démocratique qui n’a jamais été recréé ultérieurement, ce qui me manque », dit Jhemp Hoscheit en regardant en arrière.

Et c’est vrai : assez vite, l’enjeu dépassa la place du Brill ou André Heller pour devenir celui de la démocratie. À cause de la pression qui montait, des éditoriaux dans les quotidiens, des reportages sur RTL, la ville d’Esch commença à comprendre que la seule possibilité de sortir plus ou moins indemne de cette situation était de retirer le projet. Un cap fut certainement franchi quand un quotidien lança un sondage. En février 2007, TNS-Ilres révéla que seuls 39 pour cent des Eschois appréciaient le projet, et que 56 pour cent n’en voyaient pas l’intérêt. Pire encore : 61 pour cent s’opposaient à la réalisation du projet Heller, contre 31 pour cent qui voulaient le voir devenir une réalité.

Gentrification rampante

Mais le coup final porté contre le projet Heller fut la très médiatisée soirée organisée au « Peuple ». En l’organisant dans la salle de l’OGBL, l’ICPH avait frappé au cœur même du LSAP eschois – d’autant plus que la présence de certains socialistes dans la salle attira encore plus d’attention. Peu après, Lydia Mutsch annonça qu’elle retirait son projet.

Ce qui provoqua la dissolution de l’ICPH, mais ce qui ne voulait pas dire que la bourgmestre avait tout à fait renoncé à ses projets. « Il ne faut pas oublier que les deux pavillons installés actuellement sur la place du Brill ne figuraient pas dans les plans de l’architecte Kamel Louafi, qui a finalement refait la place. C’était une idée de la bourgmestre d’installer ces cubes bâtis par la commune, aux loyers subventionnés, qui installent donc une concurrence déloyale par rapport aux autres cafetiers du quartier, lesquels avaient en plus assez souffert du chantier qui a duré plusieurs années », observe Marc Baum, ancien conseiller communal et actuellement député pour Déi Lénk. Et de rajouter : « En plus, le projet Louafi a été imposé de la même façon que le projet Heller. On est en droit de se demander si la mairie a bien tiré les bonnes conséquences de cet épisode. Car certes, la place est ouverte, mais elle ne sert pas à grand-chose. Je suis persuadé que si on avait invité la population à participer à son élaboration, elle serait vraiment plus conviviale. »

Pourtant, selon Baum, la population du quartier Brill serait restée la même qu’en 2007. Une thématique que l’initiative n’avait fait que frôler à l’époque pour ne pas trop politiser les discussions : la gentrification. En faisant construire une place valant entre 30 et 40 millions d’euros, Lydia Mutsch envisageait-elle une flambée des prix des loyers, avec pour conséquence que les habitants les moins riches devraient plier bagage ? Une question qui se pose encore aujourd’hui : « Il y a certainement un phénomène de gentrification en cours à Esch-sur-Alzette. Je pense que le phénomène dépasse le quartier du Brill. La gentrification passe toujours par un moment de mixité sociale, et j’espère qu’on sera capable de préserver cette mixité et d’arrêter le processus au bon moment », dit Claudia Passeri. Un mince espoir aussi partagé par Marc Baum : « J’espère que les édiles locaux ne feront pas la même erreur avec leurs projets pour la ‘Lentille Terres rouges’ qu’ils présenteront bientôt. »

L’auteur était membre de l’initiative à l’époque.

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