Les députés pirates Sven Clement et Marc Goergen s’entredéchirent sur les finances du parti et s’accusent réciproquement des pires maux. Au centre du conflit, le leadership sur une formation qui place la transparence au cœur de son projet politique et pour laquelle cet épisode prend des allures existentielles.

Sven Clement et Marc Goergen au cours d’une commission parlementaire, le 11 décembre dernier. (Photo : CHD)
À en croire les protagonistes, le feu couvait depuis plusieurs années déjà. Il s’est déclaré au grand jour le 15 juillet dernier, lorsque le député pirate du Nord, Ben Polidori, a annoncé son départ du parti et de la sensibilité politique le représentant à la Chambre. Élu en octobre dernier, il volera désormais de ses propres ailes et siégera en élu indépendant, avant d’aller peut-être grossir les rangs parlementaires d’un autre parti. Depuis, les pirates et surtout leurs deux députés restants, Sven Clement et Marc Goergen, étalent leur linge sale en place publique, par médias interposés.
L’épisode braque les projecteurs sur la gestion financière confuse du parti et de la sensibilité politique au parlement, mais aussi sur l’inimitié profonde entre Sven Clement et Marc Goergen. À vrai dire, chaque jour apporte son lot de nouveaux éléments à charge et d’accusations personnelles, souvent invérifiables.
Le premier coup de semonce est venu de l’Office national de l’accueil (ONA) et a été révélé à la mi-juin. Chargé de la prise en charge des demandeurs d’asile, l’ONA réclame le remboursement de 96.000 euros aux pirates dans le cadre d’un contrat portant sur la mise au point d’une application de traduction destinée aux réfugié·es. Le parti s’y refuse depuis décembre, estimant n’avoir rien à se reprocher. L’affaire remonte à 2015, quand l’Europe, et donc le Luxembourg, a fait face à un afflux de réfugié·es syrien·nes et irakien·nes. Pour faciliter leurs démarches et installation à leur arrivée dans le pays, l’organisme public avait lancé un appel d’offres pour la création d’une application appelée MALT, « Mobile Assisted Language Tool ». Le parti pirate avait candidaté à ce marché ouvert aux seules ASBL et l’avait remporté en 2016. Pour le développer, il s’était notamment tourné vers un prestataire extérieur, Clement & Weyer Consulting, société créée et contrôlée, comme l’indique son nom, par Sven Clement et Jerry Weyer. Ce dernier, qui compte parmi les fondateurs du parti en 2009, en a claqué la porte en février dernier, visiblement déçu du résultat des pirates aux législatives, à l’issue desquelles ils ont décroché trois sièges au lieu de cinq à sept escomptés. Le parti a perçu 135.000 euros, sur 205.000, de l’ONA au titre du contrat MALT. La somme a servi à l’achat de matériel et à la rémunération de plusieurs membres du parti ayant travaillé sur l’application, dont Marc Goergen, selon Sven Clement. Mais pour l’Inspection générale des finances (IGF), 96.000 euros correspondent à des factures « irrégulières », d’où la demande de remboursement.
Fastfood et coiffeur à gogo
Au-delà du projet MALT, l’affaire révèle une confusion entre intérêts professionnels privés et gouvernance du parti. Et la société de Sven Clement n’est pas la seule concernée, à en croire ce dernier. Dans une longue lettre de 26 pages que le député du centre vient d’adresser à la direction du parti, il indique que deux sociétés de son désormais rival déclaré, Marc Goergen, ont également profité de contrats avec le parti. Il s’agit de Gowe SARL et de Maui Artworks, depuis déclarées en faillite, qui auraient perçu quelque 71.000 euros du parti pour diverses prestations. « Il s’agit d’une analyse rapide qu’il faudra approfondir », déclare Sven Clement au woxx au sujet de ce document élaboré à la va-vite et parsemé de tableaux comptables. Le député, figure de proue du parti depuis sa création, a partagé certaines informations avec les médias le vendredi 19 juillet, au cours d’une conférence de presse convoquée en urgence. Par ce rendez-vous, Sven Clement a voulu répondre du tac au tac à Marc Goergen, qui l’avait étrillé le matin même dans une interview accordée à RTL.
Côté gros sous, Sven Clement ne s’est pas contenté d’exhumer les sommes perçues par les sociétés de Marc Goergen au titre du parti, mais a aussi étalé des dépenses « personnelles » faites par le député du Sud avec la carte Visa de la sensibilité politique pirate à la Chambre. « Il est allé 88 fois au restaurant en 19 mois et chez McDonald’s à 28 reprises, il s’est rendu trois fois au garage et onze fois chez le coiffeur », rappelle Sven Clement au woxx. Les député·es perçoivent une indemnité mensuelle de 7.500 euros, dont la moitié est non imposable, car destinée aux frais de représentation dans lesquels entrent notamment les soins capillaires.
« Le parti aurait mieux fait d’acheter une tondeuse à cheveux », a ironisé Sven Clement au cours de sa conférence de presse, faisant preuve de son humour et assurance habituels pour mettre les rieurs et rieuses de son côté. Dans le fond, on le sent pourtant sur la défensive, blessé par les multiples accusations lancées à son encontre. « Ce n’est pas ma vision des choses », insiste-t-il face au woxx, en référence aux dépenses de son « camarade » de parti. S’il avoue avoir à l’occasion utilisé lui aussi la carte Visa de la sensibilité à mauvais escient pour quelques centaines d’euros, il assure les avoir remboursés dès qu’il s’en est aperçu. Face à l’adversité, Sven Clement veut faire preuve d’humilité, se disant prêt à accepter les critiques et à corriger ses erreurs, dans l’intérêt du parti.
Des attaques sous la ceinture
« Chacun aura constaté, ces dernières semaines et ces derniers mois, que nous avons un problème de gouvernance », écrit Sven Clement dans la lettre qu’il a transmise à la direction des pirates. Celle-ci circule désormais ouvertement dans les médias et parmi les député·es d’autres partis, dont un certain nombre se délectent de ces règlements de compte au sein des pirates, qui se rêvaient, avant les législatives, en possibles faiseurs de rois d’une coalition gouvernementale. « Il faut régler les problèmes de manière adulte », martèle Clement, précisant qu’il se refuse à « jeter de l’huile sur le feu », tout en rendant coup pour coup à Marc Goergen.
Au-delà des questions d’argent, le conflit entre les deux hommes porte à l’évidence sur le leadership dans le parti et est alimenté par des attaques personnelles plus ou moins fantaisistes, parfois sous la ceinture. Sven Clement rejette ainsi vigoureusement les affirmations de Marc Goergen selon lesquelles il se serait offert, aux frais de la sensibilité, des soirées coquines en compagnie d’escorts.
Les échanges les plus vifs portent cependant sur de supposés faits de harcèlement, d’humiliation et de direction autoritaire que les deux députés s’imputent mutuellement, sur le ton de « c’est celui qui dit qui y est ». Lors de son passage sur l’antenne de RTL, Marc Goergen a reproché à Sven Clement d’avoir traité « Ben Polidori comme un enfant », expliquant ainsi la défection du troisième député pirate à la Chambre. Dans un entretien au Wort, ce dernier a prudemment déclaré qu’il ne visait ni l’un ni l’autre dans le communiqué où il annonçait son départ du parti, en dénonçant « une direction qui ne reflète plus mes valeurs et ne correspond plus à mes convictions ». Contacté par le woxx, Ben Polidori n’a pas voulu en dire davantage : « Je ne vais pas me prononcer plus sur le sujet. En espérant que de mon côté, j’aie tout dit. Je veux vraiment faire une pause et prendre du recul. »
La retenue est aussi de mise chez les militant·es de base que le woxx a joint·es, mais leur malaise est tangible. Sur les réseaux sociaux, d’ancien·nes membres du parti sont plus prompts à réagir, à l’image de Sandra Adler, candidate aux législatives en 2013 et qui leste Marc Goergen de tout un tas de reproches, allant de la misogynie aux coups tordus pour la placer en porte-à-faux par rapport à ses camarades. Également sollicité par le woxx, Marc Goergen n’avait pas donné suite à nos demandes au moment où cet article partait à l’impression.
Quoi qu’il en soit, le spectacle est déplorable et renvoie une image négative d’un monde politique déjà discrédité aux yeux d’une partie de l’électorat. « C’est vraiment du propre pour un parti qui place la transparence au centre de son projet politique », grince un député de l’opposition. Depuis plusieurs jours, Marc Goergen agite le risque de voir le navire pirate sombrer corps et âme et estime que Sven Clement doit en être exclu. « Comme pour tout dans cette affaire, j’apprends ce que Marc Goergen pense de moi à travers les médias », contre-attaque Sven Clement, ajoutant que la décision du parti « pourrait aussi être autre ». « Marc n’est pas et n’a jamais été mon ami », poursuit Sven Clement, « mais je l’ai toujours défendu publiquement, même quand il prenait des décisions qui ne me convenaient pas. » Pour Sven Clement, « il n’a jamais digéré le fait de ne pas avoir obtenu le poste de vice-président du parti qu’il convoitait lors du congrès en 2014, c’est une vengeance ». Dans tous les cas, le fondateur des pirates ne se montre « pas prêt à abandonner un projet que je porte depuis 15 ans ».
Et comment voit-il la suite du travail parlementaire entre deux députés qui ne cachent plus leur détestation réciproque ? « Nous avons été élus pour servir l’intérêt de nos électeurs et c’est cela qui doit nous guider. Nous devons nous montrer responsables et régler nos problèmes dans la discussion », préconise Sven Clement. Ce qui semble plus vite dit que fait.
Pour Sam Tanson, un pas vers la transparence
Sam Tanson exclut d’emblée toute intention malveillante ou d’enrichissement personnel dans l’affaire MALT : « Il y a beaucoup de jeunes chez les pirates et ils voulaient sincèrement faire quelque chose pour les demandeurs d’asile. » La députée écolo suit le dossier de près depuis plusieurs semaines, dans le cadre de la commission de l’Exécution budgétaire du parlement dont elle est membre. Elle estime que toute la lumière doit être faite sur cette affaire néfaste pour l’image de la politique. Elle rappelle qu’un tel mélange des genres, où un parti vend des prestations, est interdit depuis 2020 et l’adoption d’une loi sur le financement des partis, leur interdisant toute activité commerciale. Ce texte a cependant été adopté après le contrat passé entre l’ONA et les pirates, en 2016. Ce mardi 23 juillet au matin, quand nous la joignons, Sam Tanson sort tout juste de la réunion du bureau de la Chambre. Selon elle, les nouvelles sont plutôt bonnes, car il a été décidé de soumettre au contrôle de la Cour des comptes les états financiers de la sensibilité Piraten depuis son accession au Krautmaart, en 2013. Mieux encore, pour la députée Déi Gréng, cette procédure sera désormais élargie à l’ensemble des fractions et sensibilités siégeant au parlement. Ce pas vers davantage de transparence n’est pas directement lié aux pirates, affirme-t-elle cependant : « Le président de la Chambre, Claude Wiseler, avait annoncé qu’il voulait aller dans ce sens il y a déjà quelques mois, mais il est certain que cet épisode a accéléré les choses. » L’optimisme de Sam Tanson n’est pas partagé par Sven Clement, estimant que la Cour des comptes n’est pas la bonne instance, car elle manquerait d’indépendance par rapport au parlement, qui en désigne indirectement les membres. L’élu pirate raille aussi la décision de mieux contrôler les dépenses des député·es, alors qu’il la proposait sans succès depuis cinq ans. Mais il dit s’en contenter et s’y soumettre. Une autre interrogation soulevée par la crise chez les pirates est celle de l’avenir de Ben Polidori, le député du Nord qui a quitté le navire le 15 juillet. Des rumeurs laissaient immédiatement entendre qu’il pourrait rejoindre les verts. Mais les échos qui parviennent à Sam Tanson sont autres : « De ce que j’entends, il irait plutôt vers le DP ou le LSAP. » Pour l’ancienne ministre, la vraie question n’est pas tant de récupérer un député supplémentaire que celle « des convictions et des valeurs écologistes » indispensables pour rejoindre les verts. Pour l’anecdote, à la Chambre, le siège de Sam Tanson côtoie directement celui du pirate Marc Goergen. Pas certain que les relations de voisinage soient au beau fixe dans les mois à venir.