Sujet longtemps méconnu, voire tabou, la persécution des Roms, Sinté et Yéniches du Luxembourg pendant la Seconde Guerre mondiale fait l’objet d’études depuis 2019 par le Musée national de la Résistance et des droits humains, à Esch-sur-Alzette. En l’état actuel des connaissances, les historiens n’ont pas identifié de déportation organisée, mais ont documenté des persécutions et l’extermination d’une vingtaine de personnes.

Les photos d’identification prises par des SS de Stephanie Holomek, une Rom à la nationalité inconnue, exécutée à Auschwitz-Birkenau. (Photo : Wiener Holocaust Library Collections/Wiki Commons)
Combien de Roms, Sinté et Yéniches luxembourgeois·es furent déporté·es et exterminé·es dans les camps de la mort nazis ? Longtemps prévalait le chiffre de 200, sans qu’aucun élément ne permette de le démontrer. Issue de travaux menés par trois chercheurs britanniques, cette estimation semblait plutôt correspondre au nombre de Sinté présents au Luxembourg lors de la Seconde Guerre mondiale, affirment Jérôme Courtoy et Daniel Thilman, dans le catalogue « Victimes oubliées », publié dans le cadre de l’exposition éponyme, organisée par le Musée national de la Résistance et des droits humains (MNR), à Esch-sur-Alzette, en 2024 (woxx 1786).
À l’occasion de cet événement, les deux historiens luxembourgeois ont commencé par lever le voile sur le sort réservé pendant la Seconde Guerre mondiale aux populations déjà marginalisées avant l’occupation allemande. « Depuis 2015, les recherches portaient plutôt sur les personnes dites juives installées au Luxembourg, de nationalité luxembourgeoise ou autres. En 2019, nous avons cherché quels autres groupes étaient considérés comme indésirables et nous avons débuté les recherches sur les Sinté, les Roms, les Yénishes, les homosexuels et les témoins de jéhovah », rapporte au woxx Jérôme Courtoy.
Les deux historiens ont pu confirmer avec certitude qu’une vingtaine de Roms, Sinté et Yéniches ayant vécu au Luxembourg fut exterminée à Auschwitz-Birkenau. Ce chiffre n’a cependant rien de définitif, reflétant l’état actuel des recherches. Lorsque Jérôme Courtoy et Daniel Thilman ont débuté leurs travaux, seuls de rares articles, publiés le plus souvent dans la presse généraliste, avaient abordé le sujet. « Les quelques historiens qui s’étaient intéressés à la question n’avaient pas pu avancer, car on leur avait dit qu’il n’y a avait pas de Roms et Sinté au Luxembourg à cette période », raconte Jérôme Courtois. Dans le catalogue de l’exposition « Victimes oubliées », les deux historiens citent également l’auteure belge Lydia Chagoll, qui « a parlé d’expérience kafkaïenne lorsqu’elle a tenté d’obtenir des informations pour ses recherches lors d’une conversation téléphonique avec un historien luxembourgeois reconnu ».
Question taboue ou désintérêt pour des populations de tout temps marginalisées et discriminées ? Pour Jérôme Courtoy, « l’absence de travaux sur les Roms jusqu’à présent au Luxembourg était peut-être liée à l’absence de groupes de pression comme il peut en exister dans d’autres pays. » Mais la raison principale est surtout le « manque d’archives regroupant des sources écrites ». En outre, poursuit l’historien du MNR, « il faut savoir qu’au Luxembourg ne s’établissaient que de familles Sinté. » Depuis 2023 seulement, un groupe s’intéresse au travail des historiens : « Roms sans frontières », une association dont le woxx a déjà raconté les difficultés à se faire entendre par les autorités (woxx 1828).
Partis quasiment de zéro
Quoi qu’il en soit, quand Jérôme Courtoy et Daniel Thilman débutent leurs recherches en 2019, ils partent « quasiment de zéro » : « Nous avons commencé en épluchant le Memorial Book d’Auschwitz, qui recense les Sinté et Roms déporté·es. Nous avons crée notre propre réseau avec l’aide de groupes d’intérêt et de personnes comme Oliver Kayser, le représentant de certaines familles yéniches » au Luxembourg. L’absence de témoins directs des persécutions, dont ont été victimes Roms, Sinté et Yéniches, sont un autre obstacle aux recherches, commencées 80 ans après le début de la Seconde Guerre mondiale. « Les témoignages que nous avons recueillis proviennent de personnes de la deuxième génération. Nous avons échangé avec une dame yéniche qui nous a donné des explications sur le vécu de son grand-père pendant la Seconde Guerre mondiale », relate Jérôme Courtoy.
Avant de se pencher sur le sort de ces populations pendant l’occupation, les deux historiens ont dressé un état des lieux de leur situation avant l’invasion des troupes allemandes et l’annexion du Luxembourg au Troisième Reich. « Jusqu’à ce jour, très peu de choses sont connues sur les Sinté au Luxembourg, hormis le fait que la population et les autorités avaient à leur égard une attitude plutôt hostile », constatent-ils dans leur publication de 2024, s’appuyant notamment sur des extraits de dossiers officiels de la police, du parquet et du gouvernement. Ils citent également d’autres chercheur·euses qui ont « évoqué des lois et des décrets clairement conçus pour dissuader les gens du voyage de s’installer définitivement au Luxembourg ».
Pendant la Seconde Guerre mondiale, les deux historiens ont « trouvé des Sinté qui ont eu un lien avec le Luxembourg, qui ont été victimes de persécutions nazies ou qui ont été tué·es par les nazis », indiquent-ils au woxx. « Quelques-unes de ces familles étaient déjà établies au Luxembourg dès la moitié des années 1920, d’autres sont venues s’installer suite à la montée des Nazis et à l’introduction des législations discriminatoires et racistes» en Allemagne, poursuivent Jérôme Courtoy et Daniel Thilman.
Des recherches à poursuivre

(Photo : Wiki Commons)
Le 16 décembre 1942, le « Auschwitz Erlass » de Heinrich Himmler décrétait la déportation de tous les Roms vers les camps, où ils et elles furent entre 200.000 et 500.000 à être exterminé·es, selon les estimations établies ces dernières décennies sur ce génocide. Le défaut de données précises est notamment lié au fait que dans certains pays, comme la Roumanie, la Bulgarie ou la Yougoslavie, les Roms n’étaient pas inscrit·es à l’état civil. Ou encore parce que de nombreux crimes sont restés cachés, les preuves ayant été effacées ou les actes commis dans des lieux isolés.
Au Luxembourg, « nous avons trouvé des traces de persécution, mais pas de vague de déportation. On ne peut pas prouver qu’il y a eu une déportation organisée », affirme Jérôme Courtoy. Avec Daniel Thilman, ils se sont néanmoins penchés sur un recensement qui avait été effectué par l’administration fiscale au début de 1943 : « Notre idée est qu’il s’agissait d’une sorte de recensement camouflé, qui pouvait être utilisé pour préparer la déportation. »
Dans le catalogue exposant leur travail, les deux historiens luxembourgeois documentent la déportation vers Auschwitz-Birkenau de plusieurs familles Roms, Sinté et Yéniches qui habitaient le Luxembourg ou qui y avaient trouvé refuge après leur fuite d’Allemagne. Ils relatent notamment l’extermination de la famille de Hans Braun, dont le témoignage de survivant avait été recueilli dans les années 1980. Ce Sinté allemand, né à Hanovre en 1923, membre d’une fratrie de dix frères et sœurs, se réfugia à plusieurs reprises au grand-duché, d’où il fut finalement déporté le 22 avril 1943, après son arrestation par la Gestapo et sa détention à la prison de Luxembourg-Grund. Il retrouva toute sa famille à Auschwitz-Birkenau et assista, au fil des mois, à l’assassinat de ses parents et des autres membres de sa famille, à l’exception de l’une de ses sœurs et de l’un de ses cousins qui échappèrent, comme lui, à la machine exterminatrice.
En conclusion du chapitre consacré aux Roms, Sintés et Yéniches sous l’occupation dans le catalogue accompagnant l’exposition « Victimes oubliées », Jérôme Courtoy et Daniel Thilmann espèrent que ces premières recherches encourageront « d’autres chercheurs à se pencher sur l’antitsiganisme et à mener d’autres travaux ».