27, rue d’Anvers, « Haute coiffure dames », une vitrine à l’ancienne, un intérieur atemporel. Marie-Laure Monti incarne pour l’auteure l’esprit de liberté nécessaire à toute entreprise individuelle ainsi que le courage de se battre avec bienveillance pour ses convictions. Elle est un pilier de la mémoire du quartier.
J’avais sept ans, lorsque, à la fin de 1947, avec ma mère et mon frère, je suis arrivée à Luxembourg, en provenance de Rimini. En sortant de la gare, j’ai été éblouie, en voyant cette grande place et les beaux bâtiments. L’hôtel Alfa m’a impressionnée. On ne remarquait pas qu’il y avait eu une guerre ! Un petit train à vapeur nous a conduits à Remich. C’était bizarre. J’étais habituée à profiter d’une grande liberté et là nous étions dans un hôtel. Je parlais luxembourgeois avec ma mère et mon frère, mais nous n’employions pas les mots de la langue courante et ne comprenions pas ce que les gens disaient.
Quelques jours après, nous sommes allés à l’école. L’accueil n’a pas été chaleureux. En Italie, j’étais en quatrième classe et ici j’ai dû recommencer en première. J’écrivais déjà, avec la plume et l’encre. Je connaissais l’histoire de l’Italie, les Romains, les Grecs… Et je me suis retrouvée seule, au premier banc, personne à côté de moi. En face, un grand tableau noir et une sœur.
Des enfants « différent-e-s »
On m’a donné une très jolie boîte, avec à l’intérieur un petit coupon de mousseline pour faire des broderies, une aiguille et du fil. J’étais perturbée. Je ne comprenais pas ce que je devais faire. Un jour, la sœur s’est énervée, est venue vers moi, m’a donné une petite gifle et m’a mise au coin. Pas vraiment par méchanceté, mais peut-être parce qu’elle n’en pouvait plus. Elle n’était pas habituée à avoir dans sa classe des enfants « différent-e-s ». C’est ma réflexion en tant qu’adulte. Mais, à l’époque, je ne bougeais pas, je ne parlais pas. Tout le monde me regardait. J’écrivais les leçons et basta.
J’ai reçu un tableau noir, un morceau d’ardoise et un livre scolaire imprimé par les sœurs. Mais je ne comprenais pas ce qui y était écrit. La sœur m’a dit : « Marie-Laure, assieds-toi à ta place et une camarade viendra près de toi et t’aidera à écrire. » J’étais effrayée : comment allais-je réussir à écrire avec ça ? Moi qui avais toujours eu de si bonnes notes… Pas possible. À la maison, j’ai copié sur le petit tableau noir ce qui était dans la page du livre. Le lendemain, une fille plus âgée que moi a regardé ce que j’avais fait, m’a giflé et a tout effacé.
Je souffre quand je me mets dans la peau de tous ces enfants qui voient des adultes bien gras, l’estomac bien rempli, tandis qu’eux-elles manquent de l’essentiel…
La sœur habituelle est tombée malade. Sa remplaçante m’a emmenée en deuxième classe et m’a mise au troisième banc. Une fois, un prêtre m’a dit : « Putain d’Italienne, mets-toi à genoux sur le banc. »
Pour moi c’était fini. Je ne voulais plus y retourner. Ma mère est venue avec moi à l’école et l’a dit à sœur Rosa. Alors, enfin, j’ai osé parler et j’ai raconté ce que le prêtre m’avait dit. La sœur est restée hébétée et a dit à ma mère, sans malveillance : « C’est mieux que vous partiez. » Ma mère, la pauvre, qui avait tellement insisté pour rentrer au Luxembourg…
Une fois, à l’église de Remich, personne n’a voulu m’avoir à ses côtés. Alors je me suis agenouillée par terre, dans le couloir central. Je me suis dit que si ma mère me demandait encore de saluer ces gens, je préférerais mourir. Elle ne se serait jamais comportée comme ça ! L’horreur existe, pour les enfants dépaysé-e-s. C’est compréhensible que certain-e-s veuillent mourir.
L’horreur existe, pour les enfants dépaysé-e-s
Les sœurs ont compris que je pouvais écrire en voyant une composition de six pages – sur le printemps –que j’avais écrite en italien. Alors, elles m’ont confiée à sœur Marie-Paule, qui connaissait le latin et m’a aidé à bien apprendre le français. Elle m’a protégée et a été mon salut.
L’hôtel où nous habitions et dans lequel ma mère travaillait a été vendu, et nous avons emménagé à Luxembourg-ville. D’abord rue de la Vallée, près de la Pétrusse. J’allais à l’école de Hollerich, où les instituteurs faisaient souffrir les enfants. Ensuite, nous sommes allés rue Origer. Ma mère travaillait à l’hôtel Italia. J’avais treize ans et allais à l’école de la rue de Strasbourg.
Je suis passée ensuite à l’école Fieldgen. La sœur qui m’a accueillie m’a dit : « Alors, tu es la petite Marie-Laure de Remich ? » Après tout ce qui m’était arrivé, c’était tellement beau ! J’étais étonnée : elle savait que je venais de Remich. En fait, sœur Marie-Paule, désormais décédée, qui avait été transférée au Fieldgen, avait pris avec elle une de mes compositions et la lui avait montrée.
La rue d’Anvers était très vivante, il y avait beaucoup de commerces florissants, comme le comptoir textile Léopold Lévy, deux fleuristes, le café Twist, un salon de haute couture, le grand garage Pierre Mreches, un bar aux portes battantes, un coiffeur, une fabrique d’orgues d’église, la pâtisserie Kirsch… Tout près se trouvaient le Pourquoi pas, le Charly’s, le cinéma Marivaux et la clinique Zitha.
Une dame très élégante, qui fréquentait le restaurant de l’hôtel Italia, m’a proposé de quitter l’école et de devenir apprentie comptable au comptoir textile Léopold Lévy. J’ai accepté. Mais ce n’était pas ma vocation. Je pensais à toutes les plantes que je connaissais quand j’habitais en Italie et à leurs propriétés. Je voulais approfondir ces connaissances et soigner les gens…
En 1965, une femme de 25 ans s’installe à son compte. En 2019, elle continue de travailler. Avec le même enthousiasme et la même persévérance. Sa devise : « Je me donne le temps de bien terminer ce que j’ai commencé. »
Le quartier de la gare raconté par ses habitant-e-s
Diversité ? Danger ? Gentrification ? Pluralité ? Tout au long de l’été (et bien au-delà), Paca Rimbau Hernández propose de parcourir l’histoire et la vie du quartier de la gare, à travers les témoignages de personnes qui l’habitent, le bâtissent et parfois le subissent. Déjà en 1999 et en 2000, notre auteure avait tiré le portrait de ce quartier fascinant avec sa série « Que reste-t-il de nos amours ? » (à retrouver dans les archives du woxx) – presque vingt ans plus tard, sa nouvelle série témoigne des mutations urbaines et sociales qui façonnent ce lieu de passage des êtres humains et de leurs histoires. Photos de Paulo Jorge Lobo.
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