Le woxx a rencontré le sculpteur franco-israélien en marge de l’inauguration de son mémorial de la Shoah, dimanche dernier. Première approche – en mots-clés – avant notre portrait Shelomo et « Ruthy » Selinger.
Luxembourg
« Une ville magnifique que je découvre. Elle est tellement belle que je suis vraiment heureux d’avoir pu contribuer encore un peu à sa beauté à travers ma sculpture, que j’ai eu le privilège de déposer ici. »
Lumière
« Au départ, on m’avait proposé de poser la sculpture sous les arbres. J’ai refusé, j’ai mis mon veto. Parce que si on veut tuer une sculpture, c’est le meilleur moyen. Il y a à Paris la sculpture de Balzac, boulevard Raspail, faite par Rodin et qui auparavant avait sa place bien à elle. Mais le service de la voirie a trouvé qu’il avait besoin de l’endroit pour la chaussée et l’a déplacée pour la mettre sous les arbres. Du coup, cette sculpture merveilleuse est inexistante. Comme il s’agit d’une sculpture, c’est un objet dans l’espace et inondé de lumière. Car c’est la lumière qui caresse la pierre et permet d’en faire sortir l’esprit et l’âme à l’intérieur. Or sans lumière, elle ne peut pas parler. Elle dort. C’est comme si elle n’existait pas. »
Kaddish
« Le kaddish est une prière juive pour les morts, sauf que pas un mot ne parle de la mort. Je suis une personne laïque, ancien déporté, fils d’un père et d’une mère assassinés par les nazis, tout comme ma petite sœur, toute ma famille et tout mon peuple. Je n’avais pas encore fait de kaddish et avec cette pierre qu’on m’a commandée, j’ai pu faire mon kaddish avec un burin et un marteau sur le granit. Pendant deux ans, j’étais en prière tout en étant laïque, tout en ne croyant pas en l’existence de Dieu. »
Michel-Ange
« L’exemple pour moi a été un peu Michel-Ange. Quand il était très vieux, on lui a commandé la « Pietà ». Non pas celle qui se trouve au Vatican, mais celle de Milan. Elle est la conclusion de tout son art. Il s’est débarrassé de sa virtuosité et les formes qu’on y voit sont une prière. Elle est habitée par l’âme. Et moi, en faisant cette sculpture, j’ai espéré que l’esprit – qui ne dépend pas des sculpteurs (ce n’est pas même une question de mérite) y demeure. Sinon, c’est un objet beau mais sans âme. J’espérais qu’à part son côté commémoratif, cette sculpture apporte une touche artistique et sensible à cette belle ville de Luxembourg. Et puis la mémoire y gagne. Plus l’œuvre d’art est belle, plus c’est un chef-d’œuvre et plus sa vocation de témoigner est conservée. »
Faiblesse
« Le fait que ma sculpture soit réalisée dans le granit, qui est une pierre très dure, contraste avec la faiblesse des êtres humains. C’est un avertissement de ne pas se laisser embrigader dans un groupe. Car c’est très facile. Même des gens bien intentionnés dans un groupe suivent les autres, parce qu’un groupe n’a ni cerveau ni cœur. Et j’espère que cette pierre rappelle aux êtres humains de se servir de leur propre cerveau, de leur propre cœur. Afin que l’individu reste individu. »
Espoir
« À part le côté dramatique, il y a aussi l’espoir. Il y a, intégrées dans la sculpture, deux lettres hébraïques très importantes : lamed et vav. Les lettres en hébreu ont une valeur numérique. Lamed veut dire trente et vav signifie six : trente-six. Dans la mystique juive, il y a 36 Justes et grâce à eux le monde subsiste. Pendant les persécutions nazies et pendant la Shoah, certains ont risqué leur vie pour sauver des gens d’une mort certaine. Et c’est grâce à eux que je crois à l’homme, malgré le fait que j’ai été moi-même déporté dans les camps de concentration, où tout était mis en œuvre pour qu’on perde l’image de Dieu, le côté humain. »
Reconnaissance
« Tard vaut mieux que jamais. Le travail de mémoire est très important pour l’avenir. Comme l’a dit le philosophe Emmanuel Levinas : ‘un peuple qui oublie son histoire se condamne à le revivre.’ Pour que ces choses ne se répètent plus, il faut un travail de mémoire. On m’a demandé si j’avais pardonné. D’abord, on ne m’a pas demandé pardon. Quand on me demande pardon, alors je peux pardonner. Je n’ai aucune haine. Les criminels doivent être jugés pour l’histoire afin de purifier les peuples qui étaient engagés dans cette horreur. C’est pour eux, pour l’avenir que cette sculpture a une valeur. Elle témoigne, mais pas seulement. »
Granit
« C’est une pierre gaie, le granit, très beau et que je travaille dans sa forme rugueuse. Comme ça, la lumière peut bouger dessus. Si vous prenez la même pierre et que vous la vitrifiez, toute de suite elle devient fermée et triste comme un tombeau du cimetière.»
Prière
« Pour le laïque que je suis, cette sculpture a été comme une prière. Tous les jours, pendant deux ans, avec mon burin et ma massette et les outils dont je me servais, je m’effaçais devant une chose qui me dépasse. Parfois, je traversais des moments d’exaltation extraordinaire et très souvent je n’existais presque pas. J’étais l’outil à travers qui les choses ont lieu. Et dans les moments d’hésitation, j’interrogeais la pierre. Qu’est-ce qu’elle veut devenir cette sculpture ? La matière a toujours raison. S’il y a une hésitation, une question, c’est toujours la matière qui a raison. Si l’artiste a raison, il a perd tout. »
Liberté
« Je suis comme un prisonnier qui creuse un tunnel pour s’échapper vers la lumière. Il n’est pas libre avant et il n’est pas libre après, il n’est vraiment libre que pendant qu’il creuse. Et moi, depuis que je suis devenu sculpteur, tous les jours je creuse mon tunnel vers la lumière. »
Réparation
« Il y a dans la mystique juive, dans la kabbale, des démarches en faveur de la réparation du monde. C’est la notion du « tikkun olam » et je voudrais croire qu’avec mes 63 ans de sculpture, je contribue un peu à la réparation de ce monde.»
Fraternité
« Quand Caïn a tué Abel, Dieu lui a demandé : où est ton frère ? Et Caïn de dire : Suis-je le gardien de mon frère ? Alors moi je réponds : affirmatif ! Je suis le gardien de mon frère. Je suis responsable des autres. À moi de faire tout afin de garder mon frère, l’être humain.»
Amour
« À présent, cette sculpture ne dépend plus de moi. Elle a sa vie propre et je ne suis plus responsable d’elle. J’ai travaillé cette pierre comme un amour. C’était ma maîtresse et puis à un moment elle n’avait plus besoin de moi. C’était le moment de séparation. Là, elle doit exister par sa propre force, ses propres moyens. Le hasard a voulu qu’elle occupe l’endroit où se trouvait la première synagogue de Luxembourg. On me dit : ce n’est pas un hasard. Bon. C’est quand même un bon hasard. »