Liberty Steel Dudelange : chronique d’une débâcle annoncée

Le groupe Liberty Steel s’enfonce dans les difficultés financières et n’a pas versé les salaires du mois d’août à ses employé·es de l’usine de Dudelange. Chez les salarié·es, de plus en plus désabusé·es, l’inquiétude monte, tandis que syndicats et gouvernement espèrent qu’un repreneur sauvera le site.

L’usine Liberty Steel de Dudelange au printemps 2021, peu après l’annonce de la faillite de Greensill Capital, bras financier du groupe. Depuis, l’activité a décliné, et la production est aujourd’hui à l’arrêt. (Photo : Fabien Grasser)

La situation est totalement incongrue : depuis trois ans et demi, les employé·es de Liberty Steel à Dudelange sont payé·es à ne quasiment rien faire, alors que le groupe s’enfonce chaque jour davantage dans les difficultés financières. Telle était du moins la situation jusqu’à ces derniers jours, puisqu’au moment où nous mettions sous presse, les quelque 160 salarié·es de l’usine n’avaient toujours pas perçu leurs salaires du mois d’août. « Il faut reconnaître que c’est la première fois que cela se produit », conviennent de concert Jean-Luc De Matteis, de l’OGBL, et Robert Fornieri, du LCGB. Les deux syndicalistes sont au chevet des salarié·es de l’usine depuis début septembre, quand la direction du site leur a annoncé un « retard » dans le versement des salaires, prétextant un « problème technique ».

Les syndicats, qui disposent de cinq délégués dans l’usine (trois pour l’OGBL et deux pour le LCGB), ont immédiatement réagi en mettant Liberty Steel en demeure de verser les salaires. Lors d’une rencontre avec la direction, celle-ci s’est engagée à procéder au paiement au plus tard ce 15 septembre. Passé ce délai, les syndicats actionneront le levier judiciaire, promettent-ils. « On nous a expliqué que c’était lié à un problème informatique sur le site de Galati, en Roumanie, d’où les salaires doivent être versés, mais cela ne nous a pas vraiment convaincus », rapporte Robert Fornieri. Dans une note commune adressée aux salarié·es, OGBL et LCGB évoquent la « situation financière désastreuse » du groupe et émettent de sérieux doutes sur sa capacité à continuer à financer les salaires.

En attendant leur hypothétique versement, la direction a remis aux employé·es qui le souhaitent une « attestation de non-paiement », qu’ils peuvent faire valoir auprès de leurs banquiers, notamment pour ceux qui font face à des échéances de crédit. Mais les banques ne sont pas tenues de prendre en compte ce document. « En général, cela rassure tout de même tout le monde, y compris les banques », indique Jean-Luc De Matteis, secrétaire central à l’OGBL. Cette nouvelle péripétie de l’aventure Liberty Steel n’étonne pas vraiment les salarié·es. « On s’y attendait », dit d’emblée Éric [1], 16 ans de boîte et plus que quelques années à tirer avant la pension. « Le sauveur Sanjeev Gupta, je n’y ai jamais vraiment cru », renchérit l’ouvrier, en référence au patron de Liberty Steel, le groupe sidérurgique tombé en déliquescence depuis 2021.

Des journées passées au réfectoire

L’usine, spécialisée dans la galvanisation de l’acier, avait été vendue par ArcelorMittal au groupe de l’homme d’affaires britannique fin 2018 (lire ci-dessous). Se présentant en champion de « l’acier vert », Sanjeev Gupta avait convaincu de nombreux responsables politiques européens de la pertinence de son projet industriel, se portant acquéreur d’usines en Europe de l’Ouest et de l’Est, mais également aux États-Unis et en Australie. Pour financer l’expansion expresse de son empire fondé en 1992, il s’était appuyé sur Greensill Capital, une société basée à Londres et spécialisée dans l’affacturage. Mais les savants et opaques montages financiers utilisés par Greensill dissimulaient en réalité un château de cartes qui s’est effondré en mars 2021, entraînant avec lui GFG Alliance, la société faîtière de Liberty. La justice britannique soupçonne le groupe de Sanjeev Gupta de « fraude, commerce frauduleux et blanchiment d’argent », estimant qu’il a pris une part active dans les manœuvres ayant mené à la faillite de Greensill Capital.

À partir de cette date, la production de l’usine de Dudelange n’a cessé de décliner, en raison notamment de la méfiance des fournisseurs. Des 280 salarié·es employé·es sur le site en 2021, il n’en reste aujourd’hui qu’un peu plus de la moitié. Les départs à la retraite n’ont pas été remplacés, tandis que « dans les premiers mois, de nombreux ouvriers ont trouvé du travail chez ArcelorMittal », raconte Julien [1]. Ce quadragénaire s’est reconverti professionnellement et a quitté à son tour l’entreprise il y a quelques mois. Pour lui, il était hors de question d’attendre tranquillement une fin qu’il pense inexorable : « Quand je vois que l’accès à des machines est aujourd’hui barré par des bandes Ferrari, je me dis que j’ai bien fait, car il n’y a plus d’avenir pour cette usine. » En 2023, l’ITM était intervenue et avait interdit l’usage de certaines machines pour des raisons de sécurité, notamment les ponts roulants.

Malgré l’arrêt de la production, personne n’a été licencié et Liberty a continué à verser les salaires, bénéficiant notamment d’une aide de l’État de quelque 10 millions d’euros dans le cadre des mesures liées à la pandémie de covid-19. « Avec la suppression des primes de nuit, certains ouvriers ont tout de même perdu 600 euros par mois », nuance Éric. Aujourd’hui, les salarié·es bénéficient d’une dispense de travail à mi-temps, tandis que leur présence est requise sur les lieux le reste du temps. Et pour faire quoi ? En théorie, il s’agit d‘entretenir les locaux et l’outil de travail. En réalité, poursuit Éric, « quand nous venons le matin, on se change et on passe le plus clair de nos journées au réfectoire. C’était plutôt drôle au début, mais ça l’est de moins en moins, surtout pour les jeunes ».

Gupta, funambule de la finance

Depuis la faillite de Greensill en 2021, Sanjeev Gupta s’est avéré un habile funambule de la finance, réussissant à garder la main sur la plus grande partie de son groupe, que tout le monde sait pourtant fragilisé à l’extrême. Mais depuis quelques mois, le vent tourne. « Fin juillet 2024, Liberty Steel a annoncé des restructurations massives et des fermetures dans ses usines en Pologne, en République tchèque et en Hongrie », note ainsi le député CSV Laurent Mosar dans une question parlementaire adressée le 5 septembre au ministre de l’Économie. Au moins 5.000 emplois pourraient être menacés dans ces trois pays. Pas franchement de quoi rassurer sur l’avenir du site luxembourgeois. « On voit que ça évolue dans le mauvais sens », commente sobrement Robert Fornieri, le secrétaire général adjoint du LCGB.

Interrogé par le woxx sur le non-versement des salaires à Dudelange et plus largement sur la situation et l’avenir du groupe, la direction de Liberty Steel, à Londres, indique ne vouloir faire aucun commentaire. En mai, le groupe, qui s’est jusqu’à présent accroché à ses usines, a annoncé qu’il pourrait mettre en vente ses sites de Dudelange, de Liège (Belgique) et de Piombino (Italie). Reste à trouver le repreneur.

« Le site n’est pas condamné à disparaître, mais il n’y a aucun avenir avec Gupta », tranche Robert Fornieri. « Le repreneur devra redémarrer les lignes, investir dans leur mise en conformité, mais aussi investir plus largement dans le renouvellement de l’outil », poursuit le syndicaliste du LCGB. Il affirme par ailleurs que « des clients attendent une reprise de l’activité pour passer commande, car l’usine est connue pour la qualité de sa production ». Le repreneur devra néanmoins mobiliser d’importants capitaux, alors que l’outil souffrait déjà d’un sous-investissement quand l’usine se trouvait encore sous la férule d’ArcelorMittal. Pour l’OGBL, Jean-Luc De Matteis ne dit pas autre chose, préconisant un « véritable projet industriel pour moderniser l’usine » et mettre fin aux inquiétudes des salarié·es : « La chose la plus importante maintenant est de leur donner des certitudes. » Pour Éric et ses camarades, les syndicats « font ce qu’ils peuvent, mais on voit bien qu’ils sont un peu paumés face à la situation », estime-t-il.

Le dossier, devenu très politique au fil des ans, est suivi de près par les ministères de l’Économie d’une part et du Travail d’autre part. Interrogés par le woxx, ceux-ci disent être « en contact avec la direction et les représentants syndicaux » de l’usine et espèrent « une solution dans l’intérêt du site de Dudelange et de ses employé·es ». En ce qui concerne le versement des salaires, ils rappellent que « le droit du travail prévoit des procédures spécifiques pour des cas où l’employeur n’est plus capable d’assurer le paiement des salaires, qui seront appliquées le cas échéant ». Mais, « à l’heure actuelle, l’État ne peut pas intervenir », ajoutent-ils. Quant à l’avenir à plus long terme de Liberty Steel Dudelange et sa reprise, ils affirment « qu’il n’appartient pas aux ministères de divulguer des informations sur l’état des actifs de l’entreprise ni sur l’identité d’éventuels repreneurs ou encore sur l’avancée des discussions qui ont pu avoir lieu ».

On n’en saura donc pas davantage, et pour les salarié·es l’incertitude demeure entière. Ils misent pourtant beaucoup sur une intervention gouvernementale pour les tirer de l’ornière, affirme Éric. À quelques années de la retraite, il n’espère plus qu’une seule chose : « La mise en place d’un plan social ». Ce que Liberty Steel s’est toujours refusé à faire jusqu’à présent.

[1] Les prénoms ont été modifiés.

 

ArcelorMittal : le fiasco Ilva

En 2018, ArcelorMittal avait vendu son usine de Dudelange afin de pouvoir mettre la main sur le complexe sidérurgique Ilva, à Tarente, dans le sud de l’Italie. Pour autoriser ce rachat, Bruxelles avait exigé du sidérurgiste qu’il se sépare de plusieurs actifs européens, afin d’éviter qu’il n’occupe une position dominante sur le marché. Annoncé en juin 2017, le rachat d’Ilva, pour un montant de 1,8 milliard d’euros, a ainsi entraîné la vente d’autres usines, et celle de Dudelange est tombée dans l’escarcelle de Liberty. Pour des raisons environnementales, le rachat d’Ilva par ArcelorMittal allait cependant vite tourner au vinaigre. La plus grande aciérie d’Europe, qui produit notamment des aciers plats pour l’automobile, est aussi l’un des sites industriels les plus pollués du continent. En 2012, la justice italienne avait placé une partie de l’usine sous séquestre pour « désastre environnemental », alors que les experts évaluaient à au moins 7.500 le nombre de décès provoqués par les émissions toxiques d’Ilva. En reprenant Ilva, ArcelorMittal s’était engagé à investir 2,4 milliards d’euros, dont la moitié pour la dépollution. Mais en juin 2019, le parlement italien avait retiré « l’immunité pénale » accordée au repreneur pour le mettre à l’abri de poursuites le temps de réaliser les travaux environnementaux. S’appuyant sur une clause contractuelle, ArcelorMittal avait jeté l’éponge en novembre 2019, annonçant renoncer au rachat face au risque judiciaire, qui menaçait son plan industriel, selon ses dires. Pour Ilva, qui emploie quelque 10.000 salarié·es, le fiasco était total. Tout autant que pour l’usine de Dudelange.


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