Social : « On va défendre le beefsteak »

Après une année 2024 au cours de laquelle les sujets de fâcheries avec le gouvernement se sont accumulés, les syndicats abordent 2025 sur le mode combatif. Ils promettent de défendre avec énergie les intérêts des salarié·es face à une coalition qu’ils accusent de dynamiter le modèle social en vigueur depuis cinq décennies.

Sur RTL, le 1er janvier, Luc Frieden s’est dit attaché au dialogue avec les syndicats. Sur le fond, ses projets de casse sociale restent intacts. (Photo : capture d’écran RTL)

En décembre, Nora Back et Patrick Dury ont uni leurs plumes pour écrire à Luc Frieden. Leur missive n’avait cependant rien de vœux au père Noël, mais constituait un appel impératif à renouer le fil d’un dialogue social que la présidente de l’OGBL et son homologue du LCGB jugent brisé. « La politique menée par ce gouvernement ne permet plus de discuter avec les ministres », résume Nora Back, tandis que Patrick Dury affirme qu’il est « grand temps de résoudre certains dossiers ». Dans l’interview rituelle du 1er janvier qu’il a accordée à RTL, Luc Frieden a assuré qu’il allait discuter avec les syndicats en 2025, précisant que des rendez-vous sont prévus dès ce mois de janvier. Mais pour l’heure, les responsables syndicaux n’ont reçu aucune invitation officielle et sont dans l’attente d’une rencontre, alors que les motifs de fâcheries se multiplient : réforme des pensions du privé, extension du travail dominical et des heures d’ouverture des commerces ou encore tentative de priver les syndicats de leur prérogative de négocier les conventions collectives de travail.

« Ce qui nous préoccupe le plus, c’est le manque de dialogue social tel qu’on l’a connu depuis des décennies », déplore Nora Back auprès du woxx. « On ne peut même pas faire le point sur des choses comme le temps de travail ou les pensions. On est dans le flou total avec ce gouvernement qui ne dit pas vers où il veut aller, c’est une manière d’entretenir un certain chaos », tacle la présidente de l’OGBL. Pour sa part, plutôt que de manque de dialogue, Patrick Dury préfère parler de rupture dans le « modèle social luxembourgeois », cette culture du « compromis que nous avons toujours été aptes à trouver avec le patronat ». Ce modèle « a très bien fonctionné depuis 50 ans, il a permis de maintenir la paix sociale et a amené notre pays au niveau où il se trouve aujourd’hui », renchérit le président du LCGB. Autrement dit, le gouvernement Frieden détricote la méthode qui a assuré la prospérité économique au Luxembourg. « Ce gouvernement a franchi une ligne et il s’est mis hors des lignes », enfonce le président du LCGB.

Les deux syndicats sont parfaitement alignés dans leurs constats et positions, et c’est unis qu’ils sont déterminés à mener un combat social qui s’annonce rude dans les mois à venir. Ce lundi 13 janvier, LCGB et OGBL réuniront chacun de leur côté leur bureau exécutif et passeront ensuite à l’offensive en communiquant vers le grand public et par d’autres actions à déterminer. Face à l’absence d’écoute du gouvernement, ils ont averti qu’ils ne s’interdisaient rien, y compris le recours à des manifestations de rue, convaincus d’être suivis par une base qu’ils sentent prête à en découdre. Et dans les couloirs des deux centrales, on confirme qu’il y a « vraiment beaucoup de travail en ce début d’année ». « Je ne suis pas défaitiste, on va défendre le beefsteak des salariés », lance Patrick Dury.

Fiscalité : les syndicats écartés

Dans son interview du 1er janvier, le premier ministre chrétien-social a pourtant répété à l’envi son attachement au dialogue social, avançant même que cela fait partie de ses marqueurs. Mais quel responsable politique dirait le contraire ? « Frieden parle tout le temps de la valeur du dialogue et du respect mutuel entre partenaires sociaux, mais en réalité il fait le contraire », tacle Nora Back. Elle illustre son propos par un échange que les syndicats ont eu cet été avec le gouvernement : « Nous avons posé la question de la réforme fiscale, qui concerne tous ceux qui travaillent, mais on nous a répondu que ça ne nous concerne pas, car ça ne relève pas de la politique sociale, mais de la politique fiscale. » Fermez le ban !

Derrière des propos qui cherchent « à nous flatter », selon le mot de Nora Back, Luc Frieden ne laisse en réalité entrevoir aucune ouverture sur les dossiers du moment, « alors que nous attendons du concret désormais ». Le premier ministre a également livré un autre son de cloche lors de son interview du 1er janvier : « Le dialogue social est extrêmement important, mais il faut aussi accepter que, après la discussion, le gouvernement et la majorité décident. La démocratie permet à chacun de parler librement, mais ça ne doit pas mener à l’immobilisme. » En somme, il veut bien écouter les syndicats, mais sans nécessairement prendre en compte leurs revendications. Pour Patrick Dury, la méthode s’apparente à celle déployée ces dernières années par les gouvernements en France, qui « décident unilatéralement : cela génère de lourds conflits sociaux sans aucun résultat et a rendu le pays ingouvernable ».

Les syndicats ont bien cru trouver en Lex Delles un interlocuteur à leur écoute sur l’extension des horaires de travail dans le commerce, un point inscrit dans l’accord de coalition. Deux rencontres ont eu lieu, et la discussion semblait aller dans le bon sens. Mais coup de Trafalgar : le 18 décembre, le ministre DP de l’Économie déposait sans préavis un projet de loi prévoyant l’ouverture des magasins de 5h à 22h en semaine et de 5h à 19h le week-end. Il acte en outre l’ouverture des commerces 8 jours fériés sur les 11 que compte l’année.

Luc Frieden récuse le terme « de libéralisation totale » des heures d’ouverture employé par les syndicats : « Il s’agit d’une adaptation à l’époque, car avec le commerce en ligne, les gens consomment aussi en soirée et les dimanches. » Un argument fallacieux pour Nora Back : « Cela ne tient pas la route. Les consommateurs n’auront pas davantage de pouvoir d’achat, et je vois mal qui va aller acheter un aspirateur le soir à 22 heures. » Tout comme l’OGBL, Patrick Dury dit « ne pas être contre la flexibilité des horaires, mais cela doit se faire dans le cadre d’une convention collective, qui permet de négocier les conditions dans lesquelles sont prestées ces heures ». Il estime que, avec cette loi, « les patrons n’auront plus aucun intérêt à conclure des conventions collectives », dans un secteur qui en est déjà gravement dépourvu. Le président du LCGB rappelle que ce sont surtout des femmes qui travaillent dans le commerce, « dont beaucoup de monoparentales et de frontalières », pour lesquelles cela va lourdement impacter la qualité de vie, posant d’insolubles problèmes de transport ou de garde d’enfants.

Frieden veut écouter les patrons

(Photo : OGBL)

À vrai dire, les syndicats avaient vu venir le coup, suspectant le gouvernement de s’attaquer à leur prérogative de négocier les conventions collectives de travail (CCT) pour mieux les vider de leur substance, notamment sur les horaires de travail. Pour rappel, en octobre, le ministre CSV du Travail, Georges Mischo, avait provoqué un clash en voulant autoriser les délégations dites neutres (non affiliées à un syndicat) à négocier des CCT dans les entreprises. Une ligne rouge pour l’OGBL et le LCGB. Le ministre justifiait sa position par le nombre élevé de délégué·es neutres élu·es lors du scrutin social de 2024. Le raisonnement est bancal, car il ne dit rien du poids réel de ces délégations dans le monde du travail (lire encadré). En tout cas, pour Patrick Dury, cette remise en cause de la représentativité des syndicats à travers les CCT constitue un motif de préoccupation majeur.

Dans le fond, la manœuvre a pour but d’affaiblir les syndicats face au patronat, en favorisant les accords par entreprise au détriment des accords par secteur d’activité. Pour le gouvernement, il s’agit aussi de donner le change à l’UE, qui demande que 80 % de salarié·es soient couvert·es par des CCT, un taux atteignant péniblement 53 % au Luxembourg. Dans l’esprit de Georges Mischo et de son N+1, autoriser les délégations neutres à négocier des CCT entreprise par entreprise permettrait d’atteindre cet objectif. Mais cela n’a pas de sens aux yeux de Sylvain Hoffmann, directeur de la Chambre ces salariés (CSL) : « À terme, on risque d’avoir moins de conventions, car les patrons n’auront plus d’intérêt à signer de conventions collectives sectorielles », les seules à même d’augmenter significativement le taux de couverture, aux yeux des syndicats. « C’est une attaque contre le salariat, même si le gouvernement présente cela comme une avancée par une négociation directe avec le patron. Nous savons que cela ne marche pas en raison du rapport de force défavorable au salarié, qui dépend directement de l’employeur avec lequel il va négocier », poursuit le directeur de la CSL.

Si le gouvernement a fait provisoirement marche arrière face à la levée de boucliers des syndicats, ceux-ci demeurent d’autant plus méfiants qu’aucun nouveau projet sur les CCT ne leur a été soumis. Longuement interrogé sur le sujet, le 1er janvier sur RTL, Luc Frieden s’est accroché à l’idée de confier aux délégations neutres le droit de négocier des CCT : « Le but est d’être compétitif. Les syndicats sont importants, mais il faut aussi écouter les patrons. » Oui, bien sûr…

Délégations neutres : l’entourloupe derrière les chiffres

Au nom de la démocratie sociale, gouvernement et patronat remettent en cause la prérogative légale des syndicats de négocier les conventions collectives de travail (CCT). Au cœur de l’argumentaire, le chiffre de 56 % de délégué·es neutres élu·es dans les entreprises lors des élections sociales de 2024. Selon leur logique, ces délégations devraient avoir la même voix au chapitre que les syndicats, puisqu’elles apparaissent majoritaires. Ce chiffre ne dit cependant rien du nombre de salarié·es réellement représenté·es par les délégations neutres, affiliées à aucune organisation. Le député Déi Lénk Marc Baum s’est attelé à tirer l’affaire au clair en interrogeant le ministre du Travail sur le sujet. Les chiffres égrenés par Georges Mischo dans sa réponse laissent peu de place au doute sur la place prépondérante des syndicats : sur 394.395 personnes ayant élu des délégations l’an dernier, 52,1 % ont accordé leur vote à des délégations issues exclusivement de syndicats, 13,4 % à des délégations mixtes (syndicats et neutres) et 34,4 % à des délégations exclusivement neutres. L’on parvient ainsi à deux tiers de salarié·es dont les intérêts sont défendus par des délégations comptant au moins un ou une syndicaliste dans leurs rangs. Si les délégué·es neutres pèsent bien 56 % du total, l’explication de leur poids réduit dans le monde du travail tient à la taille des entreprises qui les emploient. Dans les sociétés de plus de 100 salarié·es, les votes vont davantage aux syndicats, tandis que, dans celles de moins de 100 salarié·es, ce sont les délégations neutres qui enregistrent de meilleurs résultats. Sur un total de 3.393 entreprises qui ont fait élire une délégation en 2024, 2.777 disposent de représentant·es exclusivement neutres, dont 2.100 emploient moins de 100 personnes. Quoi qu’il en soit, l’on est bien loin du nombre de « 30.000 entreprises sans syndicats dans leurs délégations », avancé il y a quelques mois par le président de l’UEL, Michel Reckinger. Ces chiffres démontrent la faiblesse du raisonnement gouvernemental et patronal. Ils illustrent aussi la façon dont ces données sont instrumentalisées afin de justifier, aux yeux du public, un agenda destructeur pour les acquis sociaux. Lorsque sont évoqué·es 56 % de délégué·es neutres, il ne s’agit pas d’une fake news proprement dite, mais de la déformation d’une réalité bien plus complexe que ce que l’on veut bien laisser entendre.


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