De nombreux acteurs de la société civile se sont mobilisés le samedi 28 juin, apportant leur soutien à la manifestation des syndicats. De son côté, le front syndical porte aussi quelques-unes des revendications des ONG.

La société civile a revendiqué une justice sociale, fiscale et environnementale. Leur participation à la manifestation représente le début d’une alliance entre syndicats et ONG. (Photo : Giulia Thinnes/woxx)
Le rouge et le vert se mêlent en une marée de personnes sur l’avenue de la Liberté. Un martèlement de tambours marque le rythme de la plus grande manifestation depuis une vingtaine d’années, direction place Guillaume II. La journée s’annonce chaude, une chaleur qui ne cessera de s’intensifier, tout comme les sifflets et les slogans des manifestant·es, réclamant à grands cris la protection des droits sociaux. En bout de manifestation, pourtant, derrière les gilets fluorescents des syndicalistes du LCGB et les bannières et drapeaux des partis de l’opposition, un groupe se met en mouvement un peu plus lentement, un peu moins bruyamment surtout : une quinzaine d’organisations de la société civile, telles que l’Asti ou Greenpeace composent la queue du cortège.
Face aux menaces du gouvernement, leur présence ce samedi marque un moment historique dans la relation entre syndicats et société civile, alors qu’une « alliance durable » avait déjà été annoncée le 5 juin (woxx 1841). Les différences concernant des sujets comme la croissance économique ou les styles de communication distincts – plus direct pour les syndicats – sont laissées de côté, au moins pour le moment.
À peine la marche entamée, les slogans se font plus forts. Criées ou portées haut sur des pancartes luisant au soleil, la plupart des revendications suivent la ligne des syndicats, appelant à la justice sociale. Mais, entre dénonciations de la politique néolibérale au profit des entreprises, condamnations de l’affaiblissement des protections environnementales et rappels aux droits des jeunes, des immigré·es et des femmes, elles témoignent aussi de l’ampleur spécifique au domaine de chaque ONG : « Friedenspolitik, net Friedens Politik », lit-on notamment sur la pancarte d’un activiste ou encore « Sans papiers, sans sécurité » sur une autre arborant le logo de l’Asti.
Cheveux courts et flyers en main, Kathrin Eckhart distribue aux passant·es et manifestant·es des papiers informant sur les revendications du CID Fraen an Gender. « Déjà, aujourd’hui, la majorité des femmes ne touchent que la pension minimale », explique la bibliothécaire, qui vit à Sarrebruck. Elle doit lever la voix pour se faire entendre au-dessus du vacarme des sifflets et tambours. Des manifestant·es se pressent autour de nous, la rue et les trottoirs débordent. « Nous ne sommes pas d’accord avec les syndicats sur tout, mais nous soutenons leurs revendications et manifestons aujourd’hui parce que les droits sociaux des femmes sont d’autant plus menacés », affirme-t-elle. Inégalités salariales, travail précaire, souvent invisible et non rémunéré, cumul d’emplois pour arriver à la fin du mois – des raisons suffisantes pour le CID de former un bloc uni, ce samedi, avec le département féministe de l’OGBL, Equality.
Alors que le front syndicaliste, en tête du cortège, atteint la place Guillaume II, la société civile défile encore à travers la rue Notre-Dame. L’atmosphère est extatique, le tambourinement retentit sur les façades. « What do we want ? », entonne une activiste à pleine voix. « Social justice ! », lui répond tout un chœur. « When do we want it ? − Now ! » Le slogan du mouvement climatique est approprié, cette fois-ci, pour incorporer la dimension sociale de la manifestation. La société civile se fait l’écho des protestations des syndicats, tout comme le front syndical uni communique sur des sujets clés pour la société civile, comme le Platzverweis renforcé (woxx 1840) et la politique migratoire répressive (woxx 1839). Mais là où les syndicats se centrent sur la politique nationale, les ONG font le lien avec l’international, notamment d’autres pays européens.
Un rôle complémentaire
« Nous sommes ici pour apporter notre soutien aux syndicats, mais aussi pour défendre une solidarité internationale », explique Esmeralda Wirtz d’Amnesty Luxembourg au woxx. Le droit de manifester, également mis en avant par le front syndical, est une thématique « phare », mais les droits des femmes, des personnes racisé·es et des personnes LGBTIQA+ le sont aussi, ainsi que la justice climatique. Vêtu·es de jaune, les activistes de l’ONG de défense des droits humains se retrouvent au fond de la place Guillaume II, endurant le soleil de plus en plus pesant, alors que la présidente syndicale Nora Back commence son discours. « Nous observons un tournant autoritaire dans le monde, aussi au Luxembourg, qui met en péril notre société ouverte et démocratique », dit Esmeralda Wirtz. Elleux exigent du gouvernement des actions concrètes au niveau de l’UE, même si cela signifie s’opposer à d’autres pays : « La guerre au Rwanda a bien montré que le Luxembourg est capable d’avoir une voix contraire », indique la militante, qui espère que la mobilisation renforce la culture de la manifestation au grand-duché et encourage la population à retourner dans la rue.
Nora Back passe la relève à son homologue du LCGB. Quelques manifestant·es ont trouvé l’ombre sous les arbres bordant la place et les tentes blanches installées par les syndicats. Lancée à fond dans son discours, la voix tonitruante de Patrick Dury résonne : « Pour ce gouvernement, un dialogue respectueux implique que les syndicats doivent se présenter sur demande, réciter à la va-vite leur leçon. Il s’agit d’une mise en scène ! » La foule de plusieurs milliers de personnes acclame, des applaudissements se répandent. Les relations entre le gouvernement et les ONG n’ont pas encore dégénéré « à ce point », détaille David Hoffmann, responsable du plaidoyer politique à Action solidarité Tiers Monde (ASTM), dont une quinzaine d’activistes se sont réuni·es ce samedi. Mais, là aussi, le gouvernement essaie de maintenir une écoute de façade, sans forcément tenir compte des demandes des organisations.
« Nous rencontrons deux problèmes lors de nos échanges avec les ministères », explique David Hoffmann : « La position gouvernementale n’est pas communiquée de façon transparente. Souvent, on ne la découvre que très tard, et nous pouvons à peine nous préparer convenablement afin de réagir. » Il avance comme exemple la directive sur le devoir de vigilance, clé pour une justice « entre le Nord et le Sud global » et torpillée par le Conseil européen fin juin (woxx 1843). Deuxième point de critique : les moyens financiers octroyés. « Les ONG ne sont pas institutionnalisées comme les syndicats », indique David Hoffman. Or, suite à l’affaire Caritas, la méfiance envers les ONG et leur travail ne cesse d’augmenter, tant au niveau de l’UE qu’au grand-duché. Un militant de l’ASTM interrompt brièvement son collègue, lui tend une bouteille de limonade. « Le dialogue entre ONG et gouvernement ne peut fonctionner que si nous avons les moyens suffisants de faire notre travail », dénonce l’activiste, qui rappelle le droit de participation de la société civile.
Quant aux discussions avec les syndicats, elles se poursuivront. David Hoffmann se montre optimiste : « Ce sont des discussions qu’on n’a jamais menées auparavant, mais nous nous attendons à un vaste dialogue avec les syndicats, afin de voir comment on peut se rapprocher. » La manifestation du samedi n’est ainsi pas un acte isolé, mais marque « le début d’un dialogue stratégique sur le rôle de la société civile, institutionnalisée et organisée, dans un contexte de plus en plus polarisé et précarisé », comme l’avait écrit l’ASTM dans un communiqué. Il est clair que ni les ONG présentes, ni les syndicats, ni les manifestant·es ne se laisseront couper le sifflet.