Sur les planches : À la carabine

Place à la jeunesse sur la scène du Centaure, où une équipe fougueuse propose une pièce franche et directe sur le viol.

Une distribution enthousiasmante : Amal Chtati… (Photos : Bohumil Kostohryz)

C’est un lieu où l’on s’amuse autant que l’on s’y défoule : la pièce commence sur un stand de tir à la carabine, où une jeune fille a la ferme intention de remporter un gros dauphin en peluche. Survient alors un ami de son frère, plus âgé, dépêché selon lui par la mère de la protagoniste pour la chaperonner. Un jeu trouble débute, au cours duquel il va se rapprocher d’elle au point de la toucher, d’abord pour lui montrer la bonne position de tir. Elle accepte de le suivre pour manger une barbe à papa. Sans qu’elle comprenne bien ce qui lui arrive, sans marquer son accord, elle est forcée à un rapport sexuel.

La pièce de Pauline Peyrade a été souvent qualifiée de « coup de poing ». Elle prend ses racines dans une affaire française où un jeune homme d’une vingtaine d’années, qui avait violé une enfant de onze ans, a été condamné pour détournement de mineur et non pour viol, la victime ayant été déclarée consentante. Couronné par le Grand Prix de la littérature dramatique en 2021 ainsi que par le prix Godot en 2022, le texte est direct, cru et ne fait pas dans la subtilité. Les métaphores sont omniprésentes, telle celle de la carabine comme sexe masculin, tandis que son âme (l’intérieur du canon) figure le sexe féminin. Celles et ceux qui, depuis le mouvement #MeToo, ont suivi et accompagné la libération de la parole dans la littérature, le théâtre ou le cinéma se verront proposer des thèmes très familiers. Il faut noter que la pièce a été écrite pour être jouée dans les lycées, ce qui explique un traitement plutôt pragmatique et didactique.

Pour complexifier la narration, cependant, l’autrice adopte une temporalité chamboulée : alternent ainsi la scène qui conduit au viol, la vengeance sanglante de la victime et des séquences d’entraînement pour se préparer à celle-ci. Car la jeune fille, devenue jeune femme, voudra briser dans la violence le souvenir tenace de l’abus qu’elle a subi. De résilience passive, il n’est pas question : le criminel doit payer, les rôles doivent s’inverser. D’autant que c’est à travers les yeux de l’homme que la scène clé est exposée − les mots ici remplacent l’action. Impossible dès lors de douter de sa culpabilité, même si lui soutient qu’il n’a forcé en rien sa victime, allant jusqu’à se qualifier de « doux ». Se pose alors la question de la légitimité de la violence, exercée par une femme de surcroît. Question toute rhétorique sur les planches, puisque la dramaturge a clairement choisi son camp, celui de l’affirmation de la victime, fût-elle au prix de la force brutale.

La mise en scène de Fábio Godinho, étroitement associée à la scénographie de son frère Marco Godinho, tire un excellent parti du texte. On ne peut s’empêcher de penser à « Sales gosses », pièce pour laquelle le duo avait déjà collaboré au Centaure : alors qu’en 2018 la scène était constellée d’élastiques qui entravaient les mouvements des personnages, elle l’est ici de ballons qui semblent flotter dans l’air, fixés au sol par des rondelles métalliques. À tout moment, ceux-ci peuvent éclater. Belle évocation de l’instabilité que provoque un acte de viol, lequel finira par se retourner contre son perpétrateur. Sur le plateau, les lumières d’Antoine Colla marquent les différentes temporalités de leurs couleurs fauves, tandis que la comédienne et le comédien dansent un ballet qu’on pourrait qualifier de séduction… si l’issue n’en était pas aussi abjecte.

… et Simon Horváth alternent les rôles de proie et de prédateur.

Appuyer sur la détente

Amal Chtati, nouvelle venue sur les planches professionnelles − même si on a déjà pu la voir sur scène au conservatoire de Luxembourg à plusieurs reprises −, est impressionnante de candeur quand elle joue la jeune fille sur le stand de tir, d’abord agacée, puis flattée, puis amadouée par l’insistance du jeune homme. Passant avec brio d’une émotion à une autre, elle se fait vengeresse implacable lorsqu’il s’agit de pointer la carabine sur son violeur, ainsi que gymnaste stakhanoviste lors de ses séances d’entraînement. C’est dans le contraste entre l’ingénuité de l’enfance et la détermination de l’adulte qu’elle puise une énergie très communicative. De son côté, Simon Horváth, lui aussi nouveau venu, assure un contrepoint plus en retrait, mais néanmoins indispensable : le jeune homme sûr de son fait qui dispose d’une victime sans voir dans son geste un abus, mais plutôt un jeu dont il est évidemment le grand gagnant. Les jeux peuvent cependant être dangereux, surtout s’ils utilisent une carabine. L’accessoire est ici omniprésent, illuminé avant même que la pièce commence ; dès l’entrée dans le théâtre, il est évident qu’on appuiera sur la détente. Comédienne et comédien tournent autour de l’arme dans un duo à la fois toxique et exaltant.

L’équipe du Centaure a confié à la compositrice Nigji Sanges le soin de souligner l’action. Sa partition electro évite le piège de se mettre trop en valeur par un thème identifiable, même si la grande scène d’éclatement de la violence peut sembler trop appuyée par une ambiance sonore qui prend le pas sur l’émotion des protagonistes. Toutefois, dans l’ensemble, se dégage une véritable cohérence, une franche unité dans le travail de l’équipe. On ressent dans la salle comme un cri d’alarme et de vengeance délivré par une jeunesse qui ne peut plus, ne veut plus que perdurent des attitudes, des actes et des mentalités qui devraient appartenir au passé.

Au Théâtre du Centaure, les 5, 6, 10, 12 et 13 mai à 20h, ainsi que les 4, 7, 11 et 14 mai à 18h30.

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