Taxe carbone : Petite bête deviendra grande

On sauve le climat sans accabler les petites gens, affirme le gouvernement. La taxe carbone remplit son contrat… en apparence seulement.

Émissions de gaz à effet de serre et trajectoires de réduction linéaire. (Statec)

À quoi servent les impôts ? À voler les citoyen-ne-s, affirment les théories ultralibérales. À enrichir l’État, et donc tout le monde, clament les théories socialistes. À condition toutefois que la charge fiscale soit justement répartie entre les niveaux de salaire et entre revenus du travail et du capital. Un tel système fiscal s’imbrique avec des politiques sociales réalisant une redistribution des revenus et maintenant un équilibre entre le salariat et le patronat. Au Luxembourg, un élément de cet équilibre est l’indexation des salaires, qui évite que les revenus du travail stagnent alors que l’inflation augmente et que les chiffres d’affaires et les bénéfices du patronat augmentent nominalement. L’idée de l’« index » vaut ce qu’elle vaut, mais elle est considérée comme un acquis social par les syndicats et la frange « sociale » des mouvements progressistes.

Mais les impôts servent aussi à encourager certains comportements par rapport à d’autres. Ainsi, se marier et avoir des enfants a longtemps été favorisé par la structure des règles d’imposition des ménages ; quant à la TVA, son niveau est lié au type de produit : première nécessité, normal ou consommation de luxe (en théorie). Pendant des décennies, les écologistes ont réclamé des mesures fiscales pour réduire la consommation de ressources – comme l’eau – ou la pollution – comme celle liée aux carburants. Pour l’eau, c’est chose faite, sans que cela ait d’ailleurs conduit à une gestion véritablement écologique de cette ressource. Pour les carburants, on s’est longtemps contenté d’une taxe sur les voitures selon leur consommation, basée de surcroît sur des taux de pollution manipulés à la baisse par l’industrie automobile. La frange « écolo » des mouvements progressistes est donc restée sur sa faim.

Le tribut de la transition

Or tout est en train de changer. La taxe carbone qui sera introduite au 1er janvier 2021 constitue un pas en avant vers une écologisation du système fiscal luxembourgeois. Et l’augmentation des prix des carburants pour les voitures et le chauffage sera compensée par un mécanisme redistributif. L’ensemble du mouvement progressiste devrait donc être content. Rappelons que depuis plus d’un quart de siècle l’OGBL et le Mouvement écologique discutent des possibilités d’une réforme fiscale, avec pour objectif ce qu’aujourd’hui on appelle la « transition juste ». Et qu’une des pierres d’achoppement a été la question de savoir si l’indexation devait jouer. En effet, à court terme, l’augmentation des prix des carburants a l’effet d’un double choc sur les entreprises, à travers le coût de leur consommation des carburants et à travers l’augmentation automatique des salaires. La frange écolo a donc favorisé des modèles sans « index », économiquement et donc politiquement plus « réalistes », mais avec reversement d’un écobonus, tandis que la frange sociale continuait à faire de l’index une question de principe.

Pour l’heure, la logique du « réalisme » s’est imposée. Les augmentations des prix des carburants, par exemple 5 centimes sur le diesel en 2021 (remontant jusqu’à 7,5 centimes en 2023), seront neutralisées dans le calcul de l’inflation à la base de l’index. Dans une analyse publiée fin novembre, le Statec estime que l’effet sur l’inflation sera d’environ un demi-point de pourcentage. C’est peu, sachant qu’une « tranche d’index » ne se déclenche qu’au moment où l’inflation cumulée dépasse 2,5 pour cent. Le gouvernement n’était donc pas obligé de « neutraliser » : on peut penser qu’il l’a fait par principe. On est loin en tout cas des scénarios discutés à l’époque par le Mouvement et l’OGBL, dans lesquels une augmentation brutale des prix des carburants aurait instantanément déclenché une tranche d’index. Mais le précédent ainsi créé inquiète à juste titre les syndicats – et pourrait contribuer à diviser le mouvement progressiste.

Reste qu’il y a bel et bien une compensation sociale, mais qualifiée d’insuffisante par l’OGBL. Le syndicat dénonce avant tout le caractère antisocial de la taxe carbone en tant qu’impôt indirect. Effectivement, taxer la consommation produit un effet régressif, car les ménages aisés consacrent proportionnellement moins d’argent à la consommation que les ménages à faible revenu. Pour obtenir un effet de redistribution prononcé du haut vers le bas, il faut avoir recours à des impôts progressifs, comme celui sur le revenu, pour lequel le taux augmente quand le revenu augmente. La taxe carbone en elle-même, comme la TVA, peut être considérée comme un impôt plutôt socialement injuste.

Vive la compensation !

L’analyse du Statec confirme cet effet régressif. Comme les ménages à faible revenu consacrent une plus grande part de leurs dépenses aux produits pétroliers, ils seront touchés plus fortement par la nouvelle taxe : « Les 20 % des ménages les moins aisés (1er quintile ou Q1) paieraient en moyenne 135 euros de taxe CO2 par an, à comparer à 184 euros pour les 20 % aux revenus les plus élevés. » Par rapport au revenu disponible, la dépense supplémentaire des ménages du premier quintile est plus de deux fois plus importante que pour ceux du cinquième quintile (Q5).

Mais le Statec a également étudié l’effet de la compensation sociale choisie par le gouvernement : il s’agit d’un écobonus redistribué sous forme de crédit d’impôt. L’effet de cette mesure s’échelonne depuis près de 140 euros pour les quintiles Q1 et Q2 jusqu’à quelque 40 euros pour les ménages du Q5. En additionnant les deux effets, la conclusion du Statec est sans appel : « L’impact net (taxe CO2 − crédit d’impôt) serait au final progressif. » En d’autres mots, la redistribution du revenu de la taxe par un bonus est socialement beaucoup plus juste qu’un simple maintien de l’index (qui ne change rien au caractère régressif des impôts indirects).

L’OGBL a-t-il alors tort de faire la fine bouche ? Non, car le gouvernement a touché au principe de l’indexation des salaires, alors que dans l’accord de coalition, il s’était explicitement engagé à maintenir celle-ci. Différence notable ensuite, le bonus n’est pas à charge du patronat, comme l’index, mais financé par l’État, et donc par tout le monde. Enfin, l’OGBL entend défendre les acquis sociaux de l’ensemble du salariat : cela inclut les travailleurs-euses à faible revenu qui « ont besoin de leur voiture » aussi bien que les ménages de la « classe moyenne supérieure » du Q4. Selon les calculs du Statec, ceux-ci perdraient près de 160 euros en moyenne du fait de la taxe carbone, mais ne bénéficieraient du crédit d’impôt qu’à hauteur de 80 euros – un « appauvrissement » net de 80 euros par an donc. Ce n’est pas seulement par principe que l’OGBL défend ce type de ménage, cela relève aussi de la stratégie politique : depuis les années 2000, face aux tentatives de démantèlement social, l’ex-syndicat d’ouvriers-ères a cherché à faire front commun avec la CGFP, syndicat des fonctionnaires (aux revenus en moyenne plus élevés).

Pas assez… ou déjà trop ?

Mis à part les états d’âme de l’OGBL, la taxe carbone à la luxembourgeoise, à l’effet combiné écologique et social, constitue-t-elle donc une réussite ? L’analyse du Statec ne permet nullement de l’affirmer, même si cette institution, dépendante du gouvernement, s’exprime avec circonspection. D’une part, il estime que « les ventes de carburants baisseraient ainsi de 8 % en 2021 et même de 15 % à l’horizon 2023, principalement suite à une baisse des ventes de diesel aux non-résidents ». Mais de l’autre, il souligne que la dynamique de la croissance économique conduira à un rebond notable de la demande des produits pétroliers, et fera plus qu’« annuler » la baisse d’émissions obtenue. En effet, les « baisses » d’émissions de gaz à effet de serre calculées le sont par rapport à l’évolution « normale », un rebond rapide après le choc Covid-19. Par rapport à la trajectoire de baisse nécessaire pour atteindre – 55 % en 2030, le Statec estime que malgré la taxe carbone, dès 2022, le Luxembourg s’en éloignerait rapidement (voir graphique). On pourrait, écrit-il, avoir recours à d’autres instruments, tout en devant « déterminer les montants de la taxe CO2 nécessaires pour atteindre les objectifs à l’horizon 2030 » − en d’autres mots, il faudra revoir la copie.

Le niveau de la taxe n’est donc pas assez élevé… Déjà trop élevé ! s’exclameront les expert-e-s des finances publiques. En effet, le Statec relève aussi un aspect particulier au Luxembourg, trop souvent ignoré dans les discours idylliques sur la fiscalité écologique : plus on récolte de taxe carbone, moins on a d’argent en caisse. Car la manne financière du tourisme à la pompe dépend fortement du différentiel de prix avec les pays voisins.

Qu’on se rassure : ce n’est pas pour autant qu’en 2021 cette manne se tarira. La projection du Statec prédit une baisse conséquente des ventes de carburants, mais aussi de produits du tabac et d’alcool aux non-résidents… par rapport au scénario sans taxe carbone. Même avec la taxe, entre 2019 et 2023, les recettes d’accises plus taxe carbone augmenteront de quelque 20 %, grâce à la « dynamique de croissance ». Mais ces calculs sont tout sauf rassurants : à partir d’un certain point, les recettes supplémentaires obtenues par une augmentation de la taxe ne compenseront plus les pertes dues à une baisse du volume des ventes, et au lieu de permettre de financer des mesures de compensation, la taxe carbone creusera un trou dans le budget de l’État. Ce point sera atteint d’autant plus vite que le gouvernement, pour rester sur la trajectoire des – 55 %, ajustera rapidement vers le haut le niveau de la taxe. Et alors, si on ne veut pas renoncer aux objectifs climatiques, il faudra gérer une transition frugale au lieu d’une écologisation win-win.

Un tel scénario ne vaut évidemment qu’en laissant « toutes choses égales par ailleurs ». Le gouvernement se rendra peut-être compte qu’une demi-mesure consistant à introduire une taxe isolée ne suffit pas pour mettre en œuvre une transition écologique et sociale. La question des compensations se posera brutalement une fois que les recettes diminueront, et amplifier la taxe carbone sans mécanisme redistributif n’est pas une option. Sur demande du LSAP ainsi que de l’ensemble des partis d’opposition, la Chambre prépare un débat d’orientation sur le système fiscal luxembourgeois. Alors que la taxe carbone est déjà partie pour aller dans le mur en 2023, et que l’horizon de 2030 approche, les institutions démocratiques devraient rapidement se mettre d’accord pour un nouveau départ en matière de réforme fiscale.


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