Théâtre
 : Agitation à l’ombre du samovar

Un maelstrom de sentiments, c’est ce à quoi nous convie le Centaure encore en janvier. Servi par une excellente distribution et méticuleusement pensé pour livrer le meilleur de Tchekhov dans la belle cave voûtée, « Oncle Vania » est une production parfaitement réussie.

Où la comédie vire au tragique : de l’action, dans « Oncle Vania », il y en a ; et pourtant, à la fin, les personnages n’auront pas obtenu grand-chose de leur agitation. (Photo : Bohumil Kostohryz)

Où la comédie vire au tragique : de l’action, dans « Oncle Vania », il y en a ; et pourtant, à la fin, les personnages n’auront pas obtenu grand-chose de leur agitation. (Photo : Bohumil Kostohryz)

Marina, la vieille nourrice, accueille les spectateurs dès leur installation. Assise sur une longue banquette de salle d’attente, elle sera rejointe avant le début de la représentation par les autres protagonistes, à l’exception du professeur Sérébriakov. Celui-ci a décidé de se retirer, avec sa jeune épouse Éléna, dans le domaine familial géré par sa fille d’un premier lit Sonia et Ivan Petrovitch Voïnintski, l’oncle Vania. Le quotidien de petites gens qui triment pour assurer un train de vie en ville au professeur, que certains méprisent et d’autres adorent, va s’en trouver bouleversé. La troublante Éléna, notamment, va faire tourner la tête au docteur Astrov, un familier de la maison dont Sonia est amoureuse en secret, ainsi qu’à l’oncle Vania qui va pour un moment se départir de sa passivité respectueuse.

Triangle amoureux, passion non payée de retour, refuge dans l’alcool, opposition entre ville et campagne, morgue de l’intellectuel, impossibilité de se défaire d’une condition subalterne, rapport à la religion… « Oncle Vania » concentre en quatre actes toute une conception des relations humaines. « Ces personnages sont assis sur leur malheur mais luttent activement », confie Myriam Muller. Il y a dans le théâtre de Tchekhov un foisonnement que sa mise en scène rend à merveille, sans verser dans le misérabilisme. « J’ai souvent constaté en tant que comédienne que, même si tout le monde est d’accord pour donner une impulsion comique à une pièce de Tchekhov, les acteurs commencent toujours par jouer leur propre souffrance, par ralentir. On adore ces personnages, mais on pourrait les faire pleurnicher 30 secondes de plus à chaque fois. Alors j’ai dit dès le début aux comédiens : du rythme, du rythme, du rythme ! »

Le résultat est saisissant par son tempo : presque sans coupures, le spectacle est un concentré d’émotions de moins de deux heures, alors que certaines productions s’étirent sur plus de trois. « La mise en scène a pour principe un jeu actif, une volonté de ne pas surnourrir les silences qui sont caractéristiques de Tchekhov. Ce qui serait possible dans une grande salle où l’on peut ’meubler’ avec une mise en scène en profondeur ne l’est évidemment pas au Centaure », ajoute Myriam Muller. Alors le décor de Christian Klein se fait discret pour faire place au jeu, avec ce banc de salle d’attente déjà évoqué et tout juste une icône orthodoxe au mur, qui fait pendant à l’inévitable samovar.

Il faut dire que la traduction d’André Markowicz et de Françoise Morvan est résolument moderne et peut-être plus percutante, plus directement comique que certaines versions plus anciennes. Si chaque acteur est arrivé avec sa propre traduction, celle-ci a aussi conquis la metteuse en scène à cause du travail en profondeur des traducteurs, qui n’hésitent pas à remettre sur l’ouvrage les mots après avoir entendu des comédiens leur donner vie.

Mais que serait une pièce du maître russe sans les acteurs ? « De mon expérience de comédienne, je savais avant même de commencer que le plus difficile avec Tchekhov serait de faire en sorte que des acteurs venus d’univers théâtraux différents – en plus de l’âge ou de la nationalité – aient l’air de personnages qui se connaissent depuis 30 ans. L’égalisation des codes de jeu était donc un défi important. »

Et franchement, ça marche : outre l’étonnante ressemblance physique des comédiens qui jouent des personnages apparentés, l’alchimie est palpable dans le jeu de tous. Car, à quelques mètres des spectateurs, pas question de se cacher derrière une scénographie confortable. Ainsi le trouble de Larisa Faber en Éléna devant le bourru mais séduisant Astrov, incarné par Jules Werner, est-il directement tangible. Ou bien la résignation teintée d’espoir de Sonia, que joue Renelde Pierlot. Ou encore toute la palette des sentiments qui traversent et déchirent oncle Vania, campé par un Francesco Mormino tiraillé à souhait, et qui culminent dans un geste d’une incroyable audace qu’on n’aurait pas soupçonnée au départ. Tous sans exception sont étonnamment accordés sur le « la » donné par Myriam Muller. La pièce s’en trouve dotée d’une cohérence et d’une profondeur qu’une simple lecture ne saurait procurer.

Parce qu’il est le fruit d’un artisanat d’art façonné avec amour par une metteuse en scène, des techniciens et des comédiens passionnés, parce qu’il sait tirer à la fois la quintessence d’un texte et d’un lieu, il faut aller voir cet « Oncle Vania » au Centaure. Et tant pis si, à la fin, après toute cette agitation frénétique, la situation des personnages n’a pas bougé d’un iota. « Nous nous reposerons », conclut Sonia, la tête sur les genoux de son oncle. Plus tard. Peut-être jamais. Cet « Oncle Vania » qui travaille sans relâche au point d’en oublier son propre bonheur, c’est un peu nous tous. Alors, se retirer du monde pendant deux heures pour le voir sur scène, c’est un peu déjà une victoire.

Au Théâtre du Centaure les 6 et 9 janvier à 20h ainsi que les 7 et 10 janvier à 18h30. Au Kulturhaus Niederanven, coproducteur du spectacle, les 27 et 28 janvier à 20h.

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