C’est avec un texte à la profondeur abyssale que le TOL reprend les créations cette saison. Il se trouve « Dans la solitude des champs de coton » un véritable bonheur des mots servi par deux acteurs physiquement engagés, que ne vient pas troubler une mise en scène épurée.
Quel tourbillon verbal que cette pièce de Bernard-Marie Koltès ! Qu’on la découvre ou qu’on l’entende à nouveau, impossible de rester de marbre devant la finesse de l’écriture du dramaturge. « Dans la solitude des champs de coton », c’est d’abord une histoire universelle : celle de la rencontre entre deux hommes, l’un à la recherche – sans même en être conscient – d’une chose que l’autre peut lui fournir. Une confrontation entre dealer et client dans laquelle à aucun moment on ne saura quel pourrait être l’objet de la transaction. Le texte revêt donc un fort pouvoir métaphorique, tant dans sa critique de la toute-puissance d’une économie de l’échange tarifé que dans sa dimension allégorique de l’opposition éternelle entre dealer et client certes, mais aussi entre jour et nuit ou humain et animal. Le désir, quel qu’il soit, et la satisfaction de celui-ci y jouent un rôle crucial. Oui, ce texte atteint à l’universel.
Particulièrement brillante, l’écriture de Koltès procède par longues tirades d’abord : des quasi-monologues qui accentuent la solitude des personnages sur le plateau. Puis, doucement, raccourcissant les répliques et montrant une interaction croissante, la pièce monte vers le conflit inéluctable. Il faut quelquefois s’accrocher pour suivre les circonlocutions virtuoses du dramaturge, d’autant qu’elles sont souvent délivrées avec un débit rapide par les deux acteurs. Mais on soupçonne Pol Cruchten, le metteur en scène, d’avoir voulu ce rythme. Après tout, cette rencontre évolue comme une danse de la mort où la fin est inexorable, mais dont les enjeux se dérobent parfois face à la force des habitudes. Les mots, fussent-ils profonds et authentiques, ne pèsent pas lourd dans la balance des conflits.
Sur scène, dans un sobre décor grillagé, Joël Delsaut et Massimo Riggi donnent beaucoup de corps à leurs personnages. Il faut dire que le texte les porte évidemment ; mais l’intensité des regards, les intonations, les attitudes belliqueuses ou soumises, tout permet dans leur jeu de magnifier la tension dès la première réplique. La performance est belle, et rehaussée en cela par la mise en scène de Pol Cruchten (assisté de Véronique Fauconnet), qui dans un minimum de gestes préfère concentrer l’attention des spectatrices et spectateurs sur les acteurs. Au point, d’ailleurs, qu’on se demande parfois ce que la représentation apporte par rapport à une lecture silencieuse ou une diffusion sonore sans mise en scène. Celles-ci permettraient en effet de mieux appréhender un texte complexe, sans attendre du mouvement ou une tension dramatique sur scène.
En sortant du TOL, un sentiment mitigé s’installe donc : conquis par un verbe de toute beauté, on se demande s’il n’aurait pas fallu lui donner un écrin moins statique ; s’il n’aurait pas fallu augmenter le plaisir des mots par celui de la scène, puisque nous sommes sur les planches. Mais l’expérience en vaut tout de même la peine, pour les savantes arabesques littéraires de Koltès.