Une suite au « Misanthrope » de Molière ? C’est le défi un peu téméraire qu’a pourtant relevé Jacques Rampal en 1992. Le TOL s’est emparé de cette pièce devenue entre-temps classique, et le résultat est un bonheur de langue et de théâtre.
Certes, Georges Courteline avait montré la voie en composant au début du 20e siècle la courte pièce « La conversion d’Alceste » pour la Comédie-Française, dans le style de Molière. Mais l’entreprise de Jacques Rampal (1944-2015), qui s’est attelé à l’écriture d’une suite de l’éternel classique, est d’une tout autre envergure : ses alexandrins se déploient sur une heure et demie de spectacle. La langue, mélange d’expressions surannées – 17e siècle oblige – et de parler moderne, y sert un duel où comédienne et comédien doivent assurer le rythme tout en le faisant oublier. Car si l’alexandrin est le mètre de choix dans le théâtre classique français, on ne saurait le réciter platement sans ennuyer l’audience. Mais nous y reviendrons.
Plantons d’abord le décor. Vingt ans après l’action du « Misanthrope », Célimène, ex-jeune coquette, est désormais une épouse bourgeoise certes, mais en qui sommeille toujours un élan féministe avant l’heure. Alceste, quant à lui, a apparemment vaincu ses inhibitions et réfréné son mépris de ses semblables pour devenir cardinal. Il se rend chez elle après toutes ces années de silence. Commence alors un affrontement fait de cachotteries, exagérations, demi-vérités et autres pieux mensonges. Ces deux-là s’aiment encore, c’est sûr. Mais de là à se le dire, à remuer vingt ans de conventions sociales…
Très à l’aise avec le carcan de l’alexandrin, Rampal construit ses dialogues avec naturel, à tel point qu’on oublie bien vite les douze pieds pour se concentrer sur les mots. On l’a vu, le dramaturge pastiche son illustre prédécesseur tout en usant de tournures modernes. Cet heureux mélange permet d’accrocher spectatrices et spectateurs plus facilement, et bien qu’il n’hésite pas à citer des vers célèbres en clin d’œil, nul besoin de connaître l’original ou le théâtre classique pour apprécier son humour.
Si la pièce est construite sur un affrontement entre deux protagonistes, elle n’en aborde pas moins des thèmes précis sous l’angle de l’humour. Ainsi, on assiste par exemple à une démolition en règle d’un autre carcan, celui de la religion, sous les coups facétieux d’une fausse ingénue qui pousse dans ses retranchements un homme d’Église torturé entre ses convictions et ses sentiments. Mais la duplicité des relations amicales s’invite aussi : les oreilles de Philinte ou d’Oronte, avec qui Célimène est encore en contact, sifflent fort en leur absence. Le tout se joue avec une verve et une drôlerie réjouissantes, qui font qu’à aucun moment l’attention ne se relâche. Ici, le rythme des vers est soutenu par les crescendo et les diminuendo de tension, dans une grande partition musicale de verbes, d’adjectifs et de substantifs.
À la baguette, Jérôme Varafrain, épaulé par la scénographie de Jeanny Kratochwil, soigne les déplacements comme autant de variations subtiles. Il peut compter sur deux interprètes de choix : Colette Kieffer et Frédéric Largier, qui, grâce à un travail de fond sur le texte, parviennent à donner à entendre les vers tout en faisant rire comme en prose, en toute fluidité. Elle est tour à tour mutine, provocante ou suppliante. Il trahit de son corps tous les sentiments qu’il cache profond sous sa soutane, sans même s’en douter parfois. Le duo fonctionne admirablement, et même si c’est un cliché de le dire, disons-le néanmoins : Molière lui-même aurait sûrement apprécié tant la pièce que cette production du TOL. C’est le spectacle à voir en ce début d’année.