Peut-être moins connue, mais tout de même de Shakespeare. « Mesure pour mesure », au Centaure, est une pièce patchwork qui oscille entre comédie et drame, mais où la patte du génie britannique rencontre l’énergie d’une production fougueuse. Attention aux étincelles !
Dans une Vienne où les mœurs se sont inexorablement dissolues, le duc prétexte un voyage pour confier les rênes du pouvoir à Angelo, son second. Celui-ci ne tarde pas à remettre en vigueur plusieurs lois oubliées : il ordonne la fermeture des bordels et, pour l’exemple, condamne à mort Claudio, dont le seul crime est d’avoir fait un enfant à sa fiancée hors des liens du mariage. Mais Angelo, pour austère et droit qu’il soit, n’en est pas moins soumis à la tentation et à des passions dévorantes. L’occasion pour le duc, déguisé, de manœuvrer en coulisses et de contrer la tyrannie de son fondé de pouvoir.
Si l’intrigue s’ancre fermement dans une époque révolue, la pièce de Shakespeare sonne pourtant toujours juste dans le monde actuel. Une impression banale, dira-t-on, et qui est peut-être amplifiée par la mise en scène énergique de Myriam Muller ou la bande-son franchement réussie d’Emre Sevindik. Tout comme par les coupures effectuées dans un texte foisonnant à souhait – pour plus d’efficacité, mais aussi certainement pour pouvoir limiter le nombre de personnages. Mais tout de même : se coltiner à l’ivresse du pouvoir et des passions mêlées, aborder le thème de la domination masculine avec empathie pour les victimes, n’est-ce pas là le signe d’une véritable modernité pour un auteur mort au 17e siècle ? D’autant que la construction de la pièce, que le Centaure annonce comme un « thriller politico-sexuel », contient toute la science de Shakespeare, savant ordonnateur des paroxysmes de tension dramatique, tout comme des moments de décompression à l’humour subtil… ou salace.
Plaisir donc pour l’audience de goûter des phrases sur le désir sexuel et politique peaufinées, et évident plaisir de jouer pour comédiennes et comédiens. Valéry Plancke, notamment, campe un Angelo rigide, froid comme la justice qu’il se propose de restaurer, engoncé dans des habits sans un pli ; pourtant, ses mortifications quotidiennes ne peuvent le soustraire à ses pulsions. Et le comédien de fondre dans le désir, dans une incarnation proprement charnelle, lorsque son personnage assoit sa domination par la force sur l’innocente Isabelle, sœur de celui qu’il a condamné.
Désir et plaisir de jouer pour toute la troupe, Jules Werner en duc, Claire Cahen en Isabelle, et les rôles qui dévoient la tragédie pour en tirer le comique, tenus par Denis Jousselin en prévôt et Pitt Simon en Lucio. L’alchimie que parvient à concocter Myriam Muller à la baguette donne tout son sens d’ailleurs au mot « troupe ». Citons encore Louis Bonnet, Tiphanie Devezin et Jérôme Varanfrain, parce qu’aucun rôle ne saurait être réduit à sa longueur sans briser le bel équilibre et le plaisir, toujours, d’être ensemble sur scène.
« Mesure pour mesure », en somme, c’est un cocktail détonant à l’actualité brûlante, entre épisodes tragiques et saynètes comiques. Qu’il est beau, le théâtre, lorsqu’il sait conjuguer les genres et faire résonner profond, par-delà les siècles, un message résolument contemporain.