Théâtre : Tu n’as rien vu
 à Savannah Bay


D’un très beau texte, quasi hypnotique, de Marguerite Duras, Stéphane Ghislain Roussel tire un spectacle dense et ciselé où brillent Marja-Leena Junker et Ludmilla Klejniak.

(Photo : Bohumil Kostohryz)

(Photo : Bohumil Kostohryz)

Savannah Bay, c’est une petite ville côtière du Siam où Madeleine, actrice autrefois adulée, a vécu un traumatisme. C’est là que sa fille, prénommée également Savannah, s’est suicidée après avoir accouché ; du moins semble-t-on le comprendre, car les souvenirs de la vieille dame sont flous. Une jeune femme est là, à ses côtés, au bord de l’eau, à des milliers de kilomètres du drame qui s’est joué il y a longtemps en Orient. Qui est-elle ? Son nom n’est pas prononcé. Madeleine reconnaît – mais peut-on en être vraiment sûr ? – sa petite-fille, née de l’union de sa fille et d’un amant rencontré là-bas. Elle lui raconte tous les jours l’histoire de cette passion au rythme du ressac sur une « pierre blanche » au milieu de l’océan, lieu omniprésent d’anciens transports amoureux.

Au fil de la représentation, les fragments de mémoire se déposent puis s’estompent, la réalité rejoint la fiction, comme si cette histoire n’était finalement que l’argument d’une pièce de théâtre ou d’un film. Elle en a tellement joué, Madeleine… alors il se pourrait bien que, à l’automne de sa vie, elle mélange allègrement ses souvenirs aux répliques qu’elle connaît sans doute encore par cœur. L’intelligence du texte de Marguerite Duras est de savoir brouiller les pistes sans jamais étourdir le spectateur : les deux femmes passent du discours indirect au discours direct, incarnent le passé et le présent et mélangent parfois leurs personnages – lorsque la jeune femme serre Madeleine dans ses bras en l’appelant « ma petite fille » -, mais la pierre blanche sur laquelle se noue le drame du passé reste un fil rouge auquel se raccrocher.

Pour mettre en scène ce récit fait de clairs-obscurs et de flous narratifs, ­Stéphane Ghislain Roussel a privilégié la complicité des deux personnages, qui tranche avec un discours somme toute assez tragique. Au bord d’un bassin au centre de la scène, les deux actrices se mouillent au propre comme au figuré, s’éclaboussent, s’amusent, Ludmilla Klejniak arborant même ce maillot de bain noir évoqué dans le texte pour se plonger avec délices dans l’eau qui lie le présent au passé, qui réunit cet endroit à Savannah Bay. Et les larmes coulent comme pour retourner dans l’océan primordial.

Le metteur en scène met en parallèle le ressac des vagues et des souvenirs avec des changements de rythme de jeu, et porte une attention particulière aux lumières. Concoctées par David Debrinay, celles-ci soulignent habilement les rebondissements du récit avec leur intensité et leur provenance variables, comme lorsque les deux femmes investissent l’avant-scène. Les reflets qu’on aperçoit dans le fond mettent en abîme les réflexions sur le théâtre et le cinéma qui abondent dans les répliques.

Il faut voir Marja-Leena Junker incarner cette actrice, usée par le deuil et des années de jeu, et sa partenaire l’entourer d’attentions tendres, la pressant de questions sans la bousculer, pour mesurer toute l’alchimie que les deux comédiennes arrivent à distiller sur scène. Tour à tour gaies, mélancoliques, tristes et exubérantes, elles donnent une inénarrable saveur à leur relation. Cette transmission intergénérationnelle est donc tout aussi palpable sur scène que dans le texte, et ce n’est pas la moindre réussite de cette production qui sait éviter les écueils qui pourraient résulter du texte d’une écrivaine réputée parfois ardue. Sur la scène du TNL, on la découvre limpide.

Au Théâtre national du Luxembourg, ce vendredi 12 février et les 16, 18 et 20 février à 20 heures.

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