L’économiste de la décroissance Thimothée Parrique était l’invité de la soirée organisée par le Conseil Supérieur du Développement Durable (CSDD), à l‘occasion de son vingtième anniversaire, le 11 octobre. Le débat, intitulé « One planet – our future : réimaginer la prospérité dans un monde fini », a opposé les thuriféraires d’une croissance infinie aux soutiens de la décroissance.

L’économiste Thimothée Parrique prône une décroissance économique organisée démocratiquement, avec l’objectif de réduire l’empreinte écologique dans un esprit de justice sociale et dans le souci du bien-être. (Photo : Skimel/Wiki Commons)
Pour célébrer ses vingt ans, le CSDD a invité plusieurs intervenant·es à s’exprimer et à débattre sur le thème de la décroissance au Luxembourg, dont Timothée Parrique, chercheur français à l’université de Lausanne et auteur du livre « Ralentir ou Périr : L’économie de la décroissance », paru en 2022. Le court passage de l’expert de la décroissance au Luxembourg n’est pas passé inaperçu, suscitant l’attention de médias, curieux de se confronter à cette idée audacieuse, voire dérangeante, pour le modèle économique luxembourgeois. Pour l’économiste, la conclusion de cette épopée grand-ducale pourrait se résumer à d’abondants échanges avec des journalistes et des acteur·rices économiques durant lesquels une chose était évidente : Timothée Parrique, tout le monde se l’arrache, mais personne ne l’écoute. Personne, sauf l’assemblée convaincue, venue l’entendre à la soirée d’anniversaire du CSDD.
À l’ouverture de cet événement, Romain Poulles, président de l’institution, a posé la question motrice de cette soirée : « Le pays doit-il organiser sa décroissance ? » Il a réaffirmé l’engagement du CSDD dans la recherche de réponses à ces interrogations qu’il a qualifiées de « sensibles mais nécessaires ». Son discours a été suivi par une allocution de Serge Wilmes, le ministre CSV de l’Environnement, du Climat et de la Biodiversité, qui a salué les initiatives portées par le CSDD au cours des vingt dernières années, tout en prenant note du commentaire un brin provocateur de Romain Poulles, qui a déploré le manque de financement accordé par le ministère de l’Environnement.
Le professeur Christian Schulz, chercheur à l’Université du Luxembourg, spécialiste de la post-croissance, a ensuite introduit la question thématique de la soirée : « Comment réimaginer la prospérité dans un monde fini ? » Cette question repositionne la finalité des ressources naturelles au cœur du concept de prospérité, soulignant l’incompatibilité entre une croissance exponentielle et une durabilité à long terme. Le chercheur a dressé un état des lieux de la situation économique du Luxembourg, mettant en lumière les défis propres au grand-duché : un secteur monolithique, des émissions de CO2 alarmantes (le Luxembourg se classant au deuxième rang mondial des émetteurs de gaz à effet de serre par habitant), un risque accru d’inégalités sociales et une urbanisation rapide, marquée par l’augmentation des surfaces artificialisées. Le constat est clair : le modèle économique de croissance exponentielle ne permet plus un avenir durable au Luxembourg.
Empreinte écologique et justice sociale
Timothée Parrique s’est ensuite emparé du micro. Devant une salle comble, le chercheur a démontré ses talents de vulgarisateur avec une grande éloquence. Saupoudré de métaphores simples et efficaces, son discours pédagogique a éclairé une audience manifestement acquise aux enjeux de la décroissance. Première étape, comprendre le découplage des courbes (absolu ou relatif) entre la croissance économique et la consommation des ressources. Le Luxembourg présente un écart très important entre sa production et sa consommation de ressources, plaçant le pays au deuxième rang mondial sur l’échelle de la surchauffe écologique. Deuxième point crucial, l’empreinte écologique et la justice sociale qui sont au cœur des modèles de décroissance et privilégient le bien-être comme indicateur principal de prospérité, plutôt que le PIB.
Le vulgarisateur affûté a décortiqué avec humour les enjeux et stratégies de la décroissance, notamment par cette métaphore récurrente au cours de la soirée : organiser la décroissance s’appréhenderait comme un régime amincissant. « Il faudrait d’abord établir un inventaire de la biocapacité (les ressources disponibles) et de l’empreinte du pays (les ressources consommées) afin de comprendre de combien il faut décroître, et par quels secteurs commencer », explique-t-il. « Demander aux populations les plus vulnérables de se serrer la ceinture dans le cadre d’une réduction de l’empreinte carbone serait l’équivalent de se couper les ongles pour perdre du poids. »
Loin de l’idéalisme utopiste que lui reprochent ses adversaires, son discours est concret et abouti, concluant qu’une stratégie politique de décroissance organisée démocratiquement pourrait servir de transition vers un modèle économique durable maintenu dans un état stationnaire. Au-delà de sa rigueur scientifique, le message véhiculé par les économistes décroissants est porteur d’espoir pour un avenir plus juste et écologique. Les ressources naturelles se raréfient, alors que leur consommation augmente. « Si la nature était une banque, autant dire qu’elle ne nous prêterait plus », dit Timothée Parrique.
Après une exploration approfondie du sujet pendant 45 minutes, l’économiste français a rejoint une table ronde animée par Natascha Ehrmann, journaliste à 100,7. L’objectif de cette discussion était donc de répondre à la question : le Luxembourg doit-il organiser sa décroissance ? Une interrogation éclairée par les explications de Timothée Parrique, qui rappelle les différences entre récession et décroissance. La première est une conséquence d’un choc exogène accidentel, la seconde est une stratégie démocratiquement planifiée visant à réduire l’empreinte écologique dans un esprit de justice sociale et dans le souci du bien-être.
Pour débattre avec l’économiste français, les organisateurs avaient sollicité Christian Schulz, mais aussi François Mousel, managing partner de PWC, Aline Muller, CEO du Liser et Serge Allegrezza, l’ancien directeur du Statec, ce dernier dévoilant d’emblée une certaine défiance à l’égard du chercheur en décroissance.
Discussion houleuse et regards moqueurs
Une fois lancée, la discussion a été houleuse, avec un Serge Allegrezza solidement établi dans son statut d’autorité en matière d’économie au Luxembourg : il a affirmé, sans argumentation précise, que la décroissance a déjà commencé et qu’elle n’est pas viable. Pour sa part, François Mousel, s’est interrogé sur l’intérêt de stopper volontairement la croissance d’une entreprise à but lucratif, comparant cela à de l’autosabotage. Plus mesurée, Aline Muller a défendu un modèle de croissance verte, selon elle plus attrayant que le modèle décroissant proposé par ses collègues économistes. Ses interventions raisonnables étaient tout de même ponctuées d’échanges de regards moqueurs avec son voisin de table, Serge Allegrezza, en posture de désaccord ostentatoire avec les defenseur·euses de la décroissance.
Les principales inquiétudes soulevées par les réfractaires à la décroissance concernent le système des retraites, le système de santé et l’emploi, qui ne pourraient se maintenir que dans un modèle économique en croissance. Timothée Parrique, soutenu par Christian Schulz, a répondu à ces préoccupations sous les applaudissements d’un public clairement convaincu par ses propositions. Parmi celles-ci se trouvent des mesures concrètes comme l’interdiction de la publicité de produits polluants, une révision du temps de travail ou encore l’interdiction du surprofit, notamment dans l’industrie pharmaceutique, où la baisse drastique du coût des médicaments ainsi que leur démarchandisation pourraient réduire les dépenses du système de santé.
Occupant l’estrade, Timothée Parrique a clôturé son intervention en rappelant que « l’économie n’est pas un être vivant, indépendant de la volonté des humains, mais une construction sociale qui résulte de prises de décision variées et quotidiennes ». Une mise au point rassurante, qui rappelle qu’un changement de paradigme est bel et bien à la portée des responsables politiques. L’économiste a conclu en insistant sur la valeur scientifique des recherches en décroissance, qui constituent bien une discipline académique et non une utopie sans fondements.
Mais ses interventions percutantes ont été dédaignées par les opposant·es à la décroissance, qui semblent ne pas vouloir écouter les arguments de Timothée Parrique, pourtant invité comme tête d’affiche de la soirée. Ce rejet illustre peut-être la frilosité du Luxembourg à embrasser un changement de paradigme qui reste pourtant orienté vers la prospérité et le bien-être. Dommage, car l’économiste met en avant dans ses travaux l’existence de 380 instruments de décroissance recensés dans la littérature scientifique. Il s’agit de 380 pistes à explorer pour construire un avenir durable et qui méritent une écoute attentive.