En accusant le gouvernement d’immobilisme face à des agissements terroristes, le „Jeudi“ jette un pavé dans la mare. Hélas, il apporte aussi de l’eau au moulin des xénophobes et de ceux qui réclament un Etat plus autoritaire.
„Au Luxembourg aussi: Terroristes en liberté“, affirmait la une du „Jeudi“ du 10 octobre. Les informations et affirmations contenues dans le dossier de l’hebdomadaire ont donné lieu à des réactions multiples. Parmi ceux qui ont cru y lire „les musulmans sont des terroristes“ les opinions allaient du „on vous l’a toujours dit“ au „il valait mieux ne pas en parler“. D’autres ont critiqué le fait de débattre de la sécurité nationale sur la place publique. D’autres encore ont mis en doute la pertinence des questions soulevées par le „Jeudi“.
Neiges d’antan
En regardant de plus près l’article principal du dossier, on constate qu’effectivement les affirmations des titres et chapeaux ne sont guère étayées par les informations contenues dans le texte. „De plus en plus de membres de réseaux terroristes s’installent ou tentent de s’installer au Luxembourg“, est-il dit en page 2. Premier fait cité par le „Jeudi“: des citoyens français d’origine maghrébine ont été licenciés par Cargolux, parce qu’ils étaient soupçonnés d’appartenir à des groupes terroristes. L’un d’entre eux, qui avait même participé à un attentat, résiderait toujours au Luxembourg. Et le journal enchaîne: un Bosniaque a été condamné parce qu’il entretenait une cache d’armes, destinée au soutien de la cause bosniaque – cela s’est passé en 1996. Le lien? L’un est arabe, l’autre musulman – deux caractéristiques „suspectes“ – et: après avoir purgé sa peine en Belgique, le second est revenu vivre au Luxembourg.
En remontant plus loin encore dans le temps, „Le Jeudi“ trouve une autre confirmation que le Grand-Duché est une „carrefour du terrorisme“: au début des années 80 déjà, les vols de Cargolux ont été utilisés pour le trafic d’armes! Et si Cargolux, suite aux licenciements récents mentionnés, contrôle sévèrement les demandeurs d’emploi, l’hebdomadaire met en garde: „Les sociétés qui embauchent de la main d’oeuvre étrangère, notamment d’origine maghrébine ou bosniaque, sont nombreuses.“ Et rajoute, sentant qu’il était nécessaire de le préciser: „Il est vrai que l’écrasante majorité des étrangers ne sont pas des criminels!“
Dans le reste de l’article – non signé pour des raisons de sécurité – sont cités pêle-mêle: des messages fax de la mosquée de Mamer, la mafia turque au Luxembourg et un projet d’attentat contre une base américaine … proche de la frontière luxembourgeoise. On a l’impression que le „Jeudi“ a succombé à la tentation de faire feu de tout bois. Car, noyés dans cette mare de vieilles histoires et de rapprochements hasardeux, se trouvent quelques indices intéressants. Ainsi les incidents et bizarreries observés à bord de vols Luxair semblent pouvoir être interprétés comme des séances d’entraînement de terroristes. Mais cela n’aurait sans doute pas suffi pour crier au scandale, comme le „Jeudi“ l’a fait.
Fonctionnaire aigri
Car l’hebdomadaire, en révélant ou en rassemblant des indices liés au terrorisme, se fait le porte-parole d’un fonctionnaire du Service de renseignement, le service secret luxembourgeois. Celui-ci estime que les autorités n’en font pas assez face à ce qu’il perçoit comme une menace sérieuse. Le „Jeudi“ affuble son informateur du titre de „vrai serviteur de la nation“ et n’hésite pas à reprendre ses idées sécuritaires. Au sujet des individus fichés par le Service, il écrit par exemple: „Il serait donc facile de les appréhender, de les expulser. A-t-on peur des représailles?“ Pour conclure, le journal avait soumis plusieurs questions de ce type à des membres du gouvernement. Ceux-ci ont refusé de répondre. Le „Jeudi“ accuse: „L’immobilisme fait place à la lâcheté.“
Jean-Claude Juncker, dès le lendemain, est passé à la contre-attaque. A la Chambre, puis, lundi, lors du „briefing“, il a expliqué que ces affaires étaient trop secrètes pour qu’on en parle publiquement et a adressé de vives reproches au „Jeudi“. Il a eu beau jeu de se poser en champion des droits de l’homme ne cédant pas à des demandes de renforcer les moyens de poursuite – des demandes reprises dans le dossier. Jean Portante, rédacteur en chef du „Jeudi“ précise face au woxx: „Nous n’avons fait que poser des questions. Même sans donner des détails, dans une démocratie le gouvernement a des comptes à rendre.“ En effet, les questions du journal au gouvernement étaient suggestives, mais portaient principalement sur les aspects généraux de la lutte contre le terrorisme.
Il est vrai que la matière est délicate et que le propre des services secrets est qu’ils opèrent secrètement. D’ailleurs, dans les affaires impliquant de grands groupes criminels ou des terroristes, le Service luxembourgeois n’est sans doute guère plus que le relais des services „amis“ plus puissants. D’un autre côté, dans le climat de folie sécuritaire suivant le 11 septembre, l’importance de soumettre les services secrets à des contrôles et à des restrictions est devenue évidente. Aux Etats-Unis, des milliers de personnes croupissent dans des prisons parce que les autorités les soupçonnent d’être des terroristes. Les cas se multiplient où les soupçons fondés sur presque rien se sont dissipés, et il s’avère qu’on a emprisonné de parfait-e-s innocent-e-s.
Confiance ou contrôle?
Or la manière dont Jean-Claude Juncker s’est justifié est inquiétante. Certes, il a exprimé son souci de ne pas faire voter des lois dangereuses pour les libertés, tel que cela se fait dans d’autres pays. Puis il a enchaîné: „… car qui sait ce que feront d’autres personnes, une fois au pouvoir au Luxembourg.“ Cela rejoint ses déclarations à la Chambre: qu’en tant que ministre de tutelle du Service de renseignement, il était seul à savoir, seul à décider, et que c’était, avait-il dit sur un ton plaintif, à l’origine de nombreuses nuits blanches. Mais l’Etat de droit ne consiste pas seulement en des principes, des politiciens qui y croient et des lois qui les respectent, mais également en des mécanismes de contrôle … quasiment inexistants au Luxembourg.
Raymond Klein