De reconversion en reconversion, le site de Belval suit l’évolution du Luxembourg de pays agraire en passant par le global player industriel jusqu’à la cité des services et des sciences. En voici une histoire.
Ah, les forges du Sud ? pour ceux et celles qui occupaient les bancs de l’école primaire dans les années 60 ou 70, cela rappelle les excursions de classe légèrement ennuyeuses en bus, les hauts-fourneaux s’étant pour l’occasion substitués aux châteaux du Nord. Des labyrinthes d’acier rouillé, de tuyaux, d’escaliers interminables et des bonhommes en casque qui expliquaient les procédés compliqués de la fabrication de l’acier. Des années plus tard seulement, les non-minettois se rendaient peut-être compte que tel oncle avait perdu la vie dans un accident à la
« Schmelz » ou que l’entreprise dont le père de famille tenait son salaire était liée d’une façon ou d’une autre à ce vaste empire économique qu’était l’Arbed.
Un site et son contexte
Après juste quelques décennies, l’image du Sud a bien changé : les forges ont disparu l’une après l’autre et la nostalgie de l’ère industrielle est devenue un phénomène qui dépasse de loin le canton d’Esch. La publication toute fraîche du livre « Belval : passé, présent et avenir d’un site luxembourgeois exceptionnel (1911-2011) » tombe donc à pic. Car si, selon ses auteurs Christian Knebeler et Denis Scuto, « cette étude vise à décrire et à expliquer l’évolution du site de Belval sous de multiples aspects (histoire économique et sociale, histoire urbaine, histoire industrielle, géographie humaine, aménagement du territoire, patrimoine culturel) », cette description situe son évolution dans le contexte plus large de l’histoire d’Esch-Alzette et de son industrie sidérurgique.
Lorsqu’un tel livre est préfacé par le premier ministre en personne ainsi que par un membre du conseil d’administration d’Arcelor-Mittal et du président de la Fondation Bassin Minier, il faut cependant s’attendre à une « version officielle » de cette histoire, même s’il est édité ensemble par la société Agora et l’Université du Luxembourg. Pourtant, les auteurs s’attaquent à l’une ou l’autre légende. Démystifiant l’histoire luxembourgeoise de la découverte de la minette, minerai à faible teneur en fer, ils nous apprennent également que les ouvriers luxembourgeois de la fin du 19ème siècle, attirés par des salaires plus élevés en Lorraine, étaient autant « frontaliers » que le sont aujourd’hui nos voisins des régions frontalières allemande, française et belge.
Cependant, la description de la condition ouvrière reste en retrait par rapport à celle de l’évolution technique de la production sidérurgique ou encore des enjeux géostratégiques. L’histoire sociale apparaît plutôt à travers la description du développement urbain d’Esch – face au mouvement migratoire vers la métropole du fer – ou encore l’évolution du site de Belval – notamment de son équipement en dortoirs et cantines. L’importance de la sidérurgie pour l’essor du pays se lit à travers le développement faramineux des chemins de fer, qui servent d’abord à transporter le matériel et les ouvriers des forges et des mines.
Le prix du progrès
Un des chapitres les plus captivants du livre, du moins pour les non initié-e-s, est celui sur la source de Belval. Car jusqu’au début du 20ème siècle, le site de Belval portait « une forêt merveilleuse, le Bois du Clair Chène », qui séparait Esch et Belvaux. Sur ce site, qui pendant de longues décennies faisait fonction de lieu de détente, on avait capté au milieu du 19ème siècle une source d’eau potable de haute qualité.
Le livre retrace les débuts de son exploitation commerciale depuis 1893 jusqu’à son apogée, avec des exportations de l’eau « Bel-Val » vers les quatres coins du monde, le développement du site en tant qu’établissement thermal et sa mise en péril par le projet concurrentiel de l’usine sidérurgique. La forêt eschoise est vendue pour une bouchée de pain à la « Gelsenkirchener Bergwerk-Verein Actien-Gesellschaft » : elle en rase quelques 40 hectares afin de construire la « Adolf-Emil-Hütte », dont les fourneaux commencent à fumer en 1911. Depuis ce moment, les deux entreprises sont en conflit, conflit qui ne se résoudra qu’au début des années 30. Cela ne sauvera pas la source Bel-Val de sa fermeture. Son histoire n’en est pas terminée pour autant, puisque pendant la Deuxième Guerre mondiale, le site sert de logement aux « Ostarbeiter », pour la plupart des femmes, déporté-e-s par les nazis depuis l’Europe de l’Est vers la sidérurgie luxembourgeoise. Après la guerre, il devient le lieu de détention provisoire des « Gielemännercher », les collaborateurs de l’occupant. Les ruines de l’établissement sont rasées en 1958.
Dommage que cette histoire soit éparpillée parmi les différents chapitres du livre. Et ce n’est pas le seul exemple : à force de vouloir traiter parallèlement les différents fils du récit – histoire technologique, économique et sociale de Belval, histoire urbaine d’Esch, histoire des transports et de l’aménagement du territoire – le livre perd en cohérence et gagne en redites. Ainsi, la « grève de 1942 » est relatée à trois endroits différents. Par contre, certaines périodes ne sont évoquées que brièvement, comme par exemple l’évolution de Belval et de la ville d’Esch pendant la Première Guerre mondiale. L’impact de la Deuxième Guerre mondiale sur Belval est en grande partie évoqué à travers le témoignage d’un ancien apprenti, qui met l’accent sur l’opposition du personnel à l’occupant. De même, le chapitre très intéressant sur les « Ostarbeiter » se base sur une seule source. De façon générale, les informations tirées de la littérature existante, parfois peu critique, prédominent sur les recherches plus récentes.
« Polémiques »
Ce sont surtout les derniers chapitres concernant la crise sidérurgique des années 70, le démantèlement des hauts-fourneaux de Belval depuis la fin des années 80 et la réorientation du site Belval à partir de la fin du 20ème siècle, qui manquent d’analyse critique. Si on lit avec profit – surtout dans le contexte actuel – la manière dont la « tripartite » a été mise en place, les conséquences sociales de la crise sur la population n’apparaissent qu’en arrière-plan. D’ailleurs, il est frappant qu’aucune des belles photographies, dont le livre est richement illustré, ne montre pas une seule manifestation ouvrière.
Le long combat du mouvement environnemental contre les nuisances produites par la sidérurgie n’est qu’effleuré par des phrases comme celle sur l’installation des aciéries électriques : « Des polémiques touchant à la protection de l’environnement (bruits, émissions de poussières et de dioxines) avec des exigences strictes freinent l’exécution du programme et engendrent des frais supplémentaires. » Et dans le chapitre final sur la revalorisation actuelle des friches de Belval, après avoir décrit la nouvelle gare de Belval, on mentionne au passage que l’installation prévue d’un train-tram est « en suspens » : « À moyen terme, le site sera donc desservi uniquement à l’intérieur par l’autobus. » Au lecteur et à la lectrice d’imaginer comment, face à la capacité déjà existante de parkings,
l’objectif d’un modal split de 40/60 transport public/voiture doit être réalisé.
Par contre, le conflit autour de la sauvegarde des hauts-fourneaux en tant que patrimoine industriel et les protestations du Mouvement écologique contre les démolitions illégales de certaines parties des hauts-fourneaux, auxquelles s’était associé l’un des auteurs, Denis Scuto, est bien relaté. Pas évident dans un livre soutenu par la Fondation Bassin Minier, dont fait pourtant partie le président du Fond Belval.
Même si les êtres humains s’effacent derrière l’énormité des hauts-fourneaux, « Belval » s’avère être un aperçu intéressant et à multiples facettes sur l’histoire sidérurgique. Qui pourra servir, comme l’espèrent ses auteurs, de « point de départ pour toute une série de recherches spécifiques plus approfondies ».
Knebeler, Christophe / Scuto, Denis : Belval : passé, présent et avenir d’un site luxembourgeois exceptionnel (1911-2011). Esch-Alzette, Éd. Le Phare, 2010.
Histoire, État, migration
Noël, temps des nouvelles parutions – le Luxembourg n’échappe pas à la vague de livres-cadeaux proposés par les libraires auw seuil des fêtes. Nos pages « Luxemburgensia » présentent un choix de sujets intéressants traités récemment par les têtes pensantes en sciences humaines – notamment, mais pas exclusivement à l’Université du Luxembourg. Un choix arbitraire, qui laisse néanmoins paraître les préoccupations actuelles de la société luxembourgeoise.