UTOPIA: „Ma petite entreprise … connaît pas la crise“

Utopia réalisait à l’origine la passion de quelques jeunes amis amoureux du cinéma d’auteur. Les tiroirs-caisses se remplissant, les tentatives de prises de contrôle inamicales pointent du nez.

La saga Utopia a commencé nulle part, ou presque. Quatre amis cinéphiles entourés d’une bande de copains retapent un garage au Limpertsberg et commencent à y projeter des films d’art et d’essai que d’autres salles auraient refusés. Nico Simon, Joy Hoffmann, Jean-Pierre Thilges et Luc Nothum se font plaisir et le public le leur rend bien. A l’occasion du vingtième anniversaire d’Utopia, un petit documentaire retraçant cette success story du terroir a été projeté au Cercle municipal: la réalisation du rêve américain de quelques férus des salles obscures.

Nico Simon, président du conseil d’administration de la société entre-temps anonyme n’enseigne plus depuis plusieurs années. Le succès du rêve de jeunesse de ce professeur de langues est devenu une valeur marchande qu’il doit maintenant gérer. De son propre aveu, il ne lui reste plus beaucoup de temps pour aller au cinéma. Normal: le groupe s’est désormais étendu à la France, à la Belgique et aux Pays-Bas. Avec sa quinzaine de sites, il est devenu l’un des poids lourds du secteur cinématographique dans la région.

L’ascension du groupe a été fulgurante. Association sans but lucratif en 1983, la salle doit rapidement s’agrandir devant l’affluence d’un public conquis. L’entreprise devient profitable et, sous la pression de la concurrence, l’asbl devient une sàrl en 1988. Le succès aidant, la dynamique commerciale est définitivement enclenchée et conduit à la mutation en société anonyme cotée en bourse à partir de 1999.

Alors qu’en 1983, de simples statuts déposés auprès du greffe suffisaient pour définir le fonctionnement et les rapports de propriété d’Utopia, un graphique est désormais nécessaire. A l’heure actuelle, quatre groupes se partagent le capital de la société: la structure de gestion Utopia Management SA détient 46 pour cent des parts, suivie d’Audiolux avec 27 pour cent et Sofindev SA avec 8 pour cent. Les 17 pour cent restants sont répartis entre des actionnaires privés.

Une croissance fulgurante

Ayant déjà entamé son extension vers la Belgique en 1999, les choses vont se compliquer pour Utopia lorsqu’en 2002, la société fusionne avec Polyfilm, exploitant de salles aux Pays-Bas. Au même moment, une autre société, Nathaco bvba, s’empare de 27 pour cent des parts d’Utopia Management. Ces deux sociétés ont un point commun: elles sont dirigées par Boudewijn Muts, nouvel homme fort du groupe qui s’est vu promu administrateur délégué aux côtés de Nico Simon lors de la fusion avec Polyfilm.

L’homme n’est plus un inconnu du public depuis que le Lëtzebuerger Land révéla, en janvier de cette année, l’existence de tensions au sein du groupe, déclenchées par l’appétit de Muts. Car Baudewijn Muts n’est pas homme à faire les choses à moitié. „Il précisait toujours qu’il était l’actionnaire principal d’Utopia Management afin de bien me signifier qui était maî tre à bord“, a confié au woxx un ancien salarié du groupe. Par ailleurs, „Monsieur Muts avait l’habitude, lors de réunions en Belgique, de faire une distinction très claire entre ‚eux‘ – les Luxembourgeois – et ’nous‘ – les Belges.“ L’homme d’affaires anversois – il est également président de la section locale du CD&V, le parti chrétien-démocrate flamand – a en effet provoqué en ce début d’année une levée de boucliers d’une demi-douzaine d’administrateurs inquiets des ambitions de Muts. Conscients des démarches de Boudewijn Muts auprès d’actionnaires „historiques“ d’Utopia Management, Nico Simon et d’autres administrateurs ont signé une lettre, déjà citée par le Land, sous forme de cri d’alarme: „Notre associé belge Baudouin Muts est convaincu que beaucoup d’autres ‚Utopistes‘ sont actuellement prêts, où le seront à venir, de lui vendre leurs titres Utopia Management. S’il n’a jamais caché qu’il entendait renforcer sa position dans Utopia Management, il semble clair maintenant qu’il s’imagine pouvoir facilement prendre le contrôle de la société.“ Une tempête dans un verre d’eau? Nico Simon ne se réjouit pas du tout des révélations de l’hebdomadaire: „Je suis très remonté envers le Land. Cet article ne veut rien dire et ne fait qu’apporter de la confusion.“

Des perspectives alléchantes

Qu’Utopia attire les convoitises n’est pas anormal. Le contrôle de cette société devient d’ailleurs un enjeu majeur pour qui veut s’assurer un avenir prometteur dans la branche. Les chiffres parlent d’eux-mêmes: d’après le rapport annuel 2004 du groupe, la seule vente de tickets d’entrée a augmentée de 12,1 pour cent, soit plus de 3,8 millions d’unités. Les raisons de cette réussite? Le groupe ne s’en tient pas uniquement à l’édification de multiplexes offrant une panoplie de loisirs connexes à la projection des derniers blockbusters. Il va plus loin en se positionnant en leader de la technologie numérique qu’il considère dans son rapport annuel comme étant la clé de l’avenir: „Yes, the future of cinema will be digital […].“ Actuellement, Utopia possède 10 des 22 projecteurs digitaux installés sur le territoire du Benelux.

A l’instar du complexe Utopolis au Kirchberg, le groupe se focalise sur le concept „leisure“. Le cinéma-popcorn tant décrié par les puristes atteint de nouveaux horizons: les spectatrices et spectateurs se retrouvent entouré-e-s d’une multitude de possibilités allant des bars aux restaurants en passant par des salles de jeux, des pistes de bowling et les inévitables boutiques où tout chevalier Jedi en herbe peut se procurer son sabre laser. La petite planète Utopia est en passe de devenir un empire.

De petites poches rebelles subsistent toutefois. La salle Utopia continue dans sa logique „art et essai“ tout comme le complexe hollandais d’Almere. Pour combien de temps? D’aucuns prétendent pourtant qu’un monde sépare Simon et Muts, le premier tenant sincèrement à la survie de salles offrant des alternatives aux grosses machines commerciales. Boudewijn Muts, présent au sein d’Utopia depuis 1995 par le biais de Kinépolis, ancien actionnaire dont il était le représentant, réfute cette vision: „J’ai soutenu tous les développements du groupe.“ Par ailleurs, il revendique la paternité de l’Art-house d’Almere.

Des tensions difficiles à cacher

Harmonie absolue à Utopia? „L’atmosphère est excellente“, estime pour sa part Boudewijn Muts. L’ancien salarié cité plus haut en doute fort: „De décembre 2004 à février 2005, les tensions au sein du groupe étaient si fortes qu’elles se faisaient ressentir jusqu’au bas de la hiérarchie.“ Des tensions qui ont abouti à la fameuse lettre adressée aux actionnaires historiques? Interrogé par woxx, Luc Nothum, actuellement membre du comité exécutif, ne désire pas s’exprimer sur un sujet „aussi sensible“ et nous renvoie pour toutes questions à son ami Nico Simon en sa qualité de président du groupe.

Officiellement, le vaisseau Utopia vogue sur des eaux calmes. Plus personne ne veut entendre parler de cette lettre, encore moins Boudewijn Muts qui se contente d’un „pas de commentaires“ lapidaire. De toute façon, l’affaire avait été réglée par un pacte qui définissant un plafond d’actions que Muts ne pourrait dépasser. „Je n’y crois pas. Muts profitera de la moindre occasion pour prendre le contrôle du groupe. Cela a toujours été son but“, estime l’ancien collaborateur. A propos de cet arrangement interne, Muts nous gratifie à nouveau d’un „pas de commentaires“. Impossible de savoir en quoi il consiste exactement.

Boudewijn Muts aura-t-il bientôt l’occasion de grignoter de nouvelles parts? Un communiqué de presse datant du 13 mai 2005 confirme la volonté, déjà connue quelques mois plus tôt, d’Audiolux et de Sofindev de quitter le capital d’Utopia SA. Rien de vraiment étonnant, étant donné que ces sociétés sont spécialisées dans la participation au sein d’autres sociétés émergentes et qu’elles se retirent une fois la solidité financière de ces dernières établie. Qui reprendra ces parts dont les participations additionnées s’élèvent tout de même à plus de 35 pour cent de l’ensemble du capital d’Utopia? Personne ne semble le savoir à l’heure actuelle, ni Simon, ni Muts.

Reste à décrypter l’attitude de Muts. Sa prudence affichée n’est-elle que temporaire? N’est-ce qu’une feinte, une tactique ou a-t-il réellement dû mettre ses ambitions au placard? Malgré le mur du silence érigé par tous les responsables du groupe, des tentatives de débauchage par Boudewijn Muts d’actionnaires historiques, tel Jean-Pierre Thilges, ont été rapportées. Afficher une harmonie exagérée lors des assemblées générales n’est pas non plus le meilleur moyen de dissiper les doutes. Nico Simon devrait avoir toutes les raisons de se méfier: le chrétien-démocrate d’Anvers Boudewijn Muts aurait participé au déboulonnage de Stefaan de Klerk de la présidence de son parti.


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