Les priorités annoncées par le premier ministre ne vont guère contribuer à la pérennité du modèle luxembourgeois. Les économies annoncées risquent de faire mal.
„Nous voulons que ceux qui viennent après nous puissent encore bénéficier de notre modèle social. Nous voulons que la solidarité reste vivante, pas qu’elle meure parce que nous en abusons aujourd’hui.“ Cette mise en garde, avec des accents pathétiques, du premier ministre Jean-Claude Juncker, à la fin de son discours sur les priorités politiques de mercredi dernier, est éloquente: les choses vont mal au Grand-Duché.
Certes, ces mêmes discours expliquant que le Luxembourg n’est pas une î le reviennent depuis des années, voire des décennies. Comme ailleurs en Europe, il faudrait procéder à des réformes, retrouver l’esprit d’entreprise et accepter que les salaires et les prestations sociales augmentent moins vite. Mais cette fois-ci, c’est sérieux. Depuis le début de l’année, les partenaires sociaux s’affrontent autour de la question de la compétitivité – supposée évanescente – de l’économie luxembourgeoise. Le gouvernement prépare une version nationale de l’agenda de Lisbonne, à renvoyer à Bruxelles en novembre. Surtout, le déficit budgétaire pour 2005 et 2006 risque de frôler la limite de trois pour cent du sacro-saint pacte de stabilité européen.
Le retour du fils prodigue
Ironie de l’histoire: il y a moins de cinq ans, on avait procédé à des baisses massives d’impôts, parce que le gouvernement ne savait plus quoi faire des recettes fiscales. A l’époque, nous écrivions: „Jean-Claude Juncker, qui aime philosopher en public sur le développement durable, semble à court de visions.“ Désormais, l’argent commence à manquer pour les dépenses normales, et on se demande comment financer des projets d’avenir.
Bien entendu, dans son discours, le premier ministre a plaidé pour une „modernisation“. Mais: „Nous n’allons pas utiliser la méthode Rambo pour imposer des changements.“ Son maî tre-mot a été la „modération“, quitte à ce que cela signifie „avancer plus lentement, chercher, hésiter“. Et de proposer toute une série de mesures et de mesurettes, depuis la réforme des contrats d’auxiliaires temporaires jusqu’à une baisse de la TVA sur la télé numérique.
Dans la dernière partie du discours de Jean-Claude Juncker, le terme de „modération“ a pris une toute autre connotation: celle de modération des dépenses publiques, puisque, aux yeux du premier ministre, c’est là une des causes principales du déficit. Les propositions de Juncker vont faire des vagues: réduire la participation de l’Etat au financement de la sécu, augmenter la participation des communes à la rémunération des enseignant-e-s et facturer aux citoyens les vrais coûts dans des domaines comme l’approvisionnement en eau et la garde des enfants. Et, bien sûr, modération salariale du côté de la fonction publique.
Les représentants patronaux ont accueilli favorablement le discours du premier ministre. Enfin on aurait touché à des tabous comme le modèle de financement de la sécu, le salaire minimum et surtout l’indexation des salaires. A bien y regarder, Jean-Claude Juncker n’a en rien cédé aux demandes patronales. En ce qui concerne les cotisations sociales, il a été question de substituer en partie de nouveaux types de financement à la part contribuée par l’Etat. Cela ne signifie pas – pas encore, en tout cas – que la part patronale pourrait également baisser. L’idée de réduire ou d’abolir le salaire minimum a également été rejetée par Juncker. Le salaire minimum formation qu’il a évoqué ne devrait s’appliquer qu’à une petite partie des jeunes salarié-e-s et n’a pas pour fonction de faire baisser le coût de la main d’oeuvre. Enfin la modulation de l’indexation, l’adaptation automatique des salaires à l’inflation, n’est envisagée que par rapport aux produits nocifs que sont le tabac et l’alcool. Or le patronat a demandé avant tout la neutralisation des hausses de prix des produits pétroliers – ce que Juncker a refusé en termes clairs.
Archaï sme patronal
Les commentaires triomphalistes des représentants patronaux ont donc peu de chose à voir avec le discours du premier ministre, mais beaucoup avec les obsessions de leurs auteurs. En effet, pour eux, la compétitivité du Luxembourg se réduit à des structures de coûts – salaires et impôts – les plus favorables possibles pour les entreprises. Cela dénote une totale ignorance – feinte ou réelle – du cadre macro-économique dans lequel se développent et prospèrent les entreprises. La vision du monde du patronat luxembourgeois est à l’envers: les entreprises seules créeraient des richesses, l’Etat prélèverait des impôts et les dépenserait pour les biens de luxe que sont l’éducation, la paix sociale et la préservation de l’environnement.
Dans le même genre, on a pu entendre récemment Michel Wurth, vice-président de la Fedil, expliquer le problème du prix du pétrole: les hausses de prix représenteraient un coût supplémentaire pour l’économie luxembourgeoise, au profit des multinationales, des pays producteurs et accessoirement de l’Etat. L’idée ne lui est pas venue à l’esprit qu’avant la hausse, des coûts relatifs à la rareté et aux effets environnementaux existaient déjà, mais étaient externalisés. Cette obsession des coûts est dramatique dans la mesure où elle prend la place de revendications plus constructives en matière d’éducation, d’aide à la recherche et de modernisation des infrastructures. Notons que certaines organisations patronales sont plus clairvoyantes. La Confédération du commerce, dans sa réaction au discours de Juncker, n’évoque pas l’espoir d’une baisse des coûts, mais celui d’une relance de la consommation suite à la diminution des charges locatives qui pèsent sur les budgets des ménages.
Du côté des syndicats, les réactions sont moins favorables. La CGFP ne semble guère se soucier de la modération salariale qui est demandée à la fonction publique. La pierre d’achoppement serait plutôt l’idée d’un plafonnement de l’indexation des salaires, qui toucherait de plein fouet les fonctionnaires à revenus élevés. Et, comme d’habitude, la CGFP s’indigne devant la perspective d’une plus grande ouverture de la fonction publique aux étrangers. „Dem Luxemburger Staat müsste es ein vordringliches Anliegen sein, die einheimische Vollbeschäftigung zu gewährleisten, statt den übermäßigen Zugang von weiteren Grenzgängern zu fördern.“ Ainsi les emplois publics seraient là pour combattre le chômage et il faudrait embaucher les Luxembourgeois-es qui échouent à se caser dans le secteur privé. Aux yeux de la CGFP, peu importent les aptitudes d’une personne, pourvu qu’elle ait la bonne nationalité …
Si le patronat est obsédé par la baisse des coûts, les syndicats le sont tout autant par la défense des droits acquis. Face aux attaques contre le niveau de rémunération grand-ducal, et les mécanismes qui le fondent, ils se sont attelés à démontrer que l’économie luxembourgeoise reste hautement compétitive. Récemment, une étude de la Chambre des employés privés a mis en évidence que le coût horaire de la main d’oeuvre était inférieur et la productivité supérieure par rapport aux pays voisins. Le danger serait de remettre en cause les acquis sociaux, alors que le modèle continuerait à fonctionner.
Si de telles études ont le mérite de créer un contre-poids aux discours libéraux, elles relèvent néanmoins d’une attitude défensive sur le fond. Certes, Jean-Claude Reding, le président de l’OGBL, n’hésite pas à adopter un discours sur la complémentarité entre les exigences d’innovation et de flexibilité d’un côté, et la sécurité matérielle des salarié-e-s de l’autre. Mais peu de syndicalistes osent s’aventurer sur ce terrain.
Enfin, alors que les syndicats se plaignent que les aspects sociaux ne sont traités qu’en second lieu lors des grands débats qui s’annoncent, les défenseurs de l’environnement doivent constater que l’écologie est passée à la trappe. Il ne reste rien de la trinité économie-social-environnement affichée lors des présentations officielles de l’agenda de Lisbonne. „Nous ne voyons pas dans quelle mesure le plan luxembourgeois tiendra compte de critères du développement durable“, écrit le Mouvement écologique dans une lettre ouverte à Jeannot Krecké, ministre de l’économie. Que Jean-Claude Juncker ait annoncé mercredi que „le tram ne peut que passer par le centre-ville“ et qu'“il faut arrêter de ridiculiser la subvention d’énergies alternatives“ est une maigre consolation. Dans les deux cas, le premier ministre s’est sans doute déterminé en fonction de nécessités matérielles: le coût de la tonne de CO2 suite aux engagmentes de Kyoto et l’engorgement des routes de la capitale.
Pas de réformes
Si la postérité devait attribuer à Jean-Claude Juncker du courage politique, ce ne sera certainement pas pour son discours de 2005. L’accent y est mis sur le fait d’économiser, bien plus que sur des réformes. Ainsi, en matière de financement de la sécu, le gouvernement augmentera sans doute les accises sur le tabac, l’alcool et les produits pétroliers. Le système fiscal continue donc à être modifié au coup par coup, alors qu’une réforme fondamentale – et écologique – s’impose depuis longtemps. Et plutôt que d’utiliser la souveraineté luxembourgeoise pour jouer un rôle de locomotive politique de la Grande Région, le gouvernement mise sur une nouvelle niche de souveraineté: le dumping fiscal en matière de commerce et de services électroniques.
Quant aux économies annoncées, elles constituent des solutions de facilité dangereuses. Réduire les dépenses en matière d’infrastructures et d’éducation par exemple, est le plus sûr moyen de réduire l’attractivité économique du Grand-Duché. L’intention de toucher au financement public dans des domaines comme l’approvisionnement en eau et la garde des enfants – „Kannerversuergung a Waasserversuergung“ – correspond à un retrait généralisé de l’Etat. Or il s’agit là de précieux biens communs. Les problèmes d’efficacité – réels – devraient être résolus par des réformes du service public, et non par une logique de privatisation. Economiser sans réformer risque de miner et la compétitivité et le modèle social luxembourgeois.