DIRECTIVE BOLKESTEIN: Inquiétude persistante

Dans le texte adopté par le Parlement européen, le principe du pays d’origine est passé à la trappe. Mais de nombreux points flous existent, notamment du côté des services publics.

Ce n’est pas demain qu’une clinique privée „Marie Curie“, avec un siège social à Varsovie, s’installera à Differdange et fournira des soins de santé selon des standards polonais et avec du personnel rémunéré en zlotys. Cette menace, évoquée par l’altermondialiste Raoul-Marc Jennar dans une interview (woxx no 752), semble désormais écartée. La directive services a été à moitié „débolkesteinisée“ selon l’expression de l’eurodéputé vert Alain Lipietz.

Le Parlement européen a en effet adopté il y a une semaine, le jeudi 16 février, un texte de compromis élaboré par les groupes social-démocrate et conservateur. C’est ainsi que le principe du pays d’origine a été écarté, imposant notamment aux entreprises le respect du droit du travail du pays dans lequel les services sont fournis et exécutés. Ainsi les plombiers et les infirmières polonais-es bénéficieront du salaire minimum voire des conventions collectives luxembourgeois. D’autre part, de nombreux secteurs ont été explicitement exclus de la directive, comme les agences de travail intérimaire et les services de garde d’enfants. Dans ces domaines, les Etats membres imposent librement leurs réglementations, dans le respect des autres textes communautaires.

Adieu Frits

„Bolkestein est vraiment mort“, déclare le député européen Robert Goebbels, impliqué dans la négociation du compromis. Le LSAP a tenu à expliquer sa position lors d’une conférence de presse le lendemain du vote. Pour Goebbels, les éléments anti-sociaux ont disparu du texte de la directive. Frits Bolkestein voulait appliquer le principe du pays d’origine à la prestation de services comme cela s’applique à la circulation des marchandises. „Or les services ne sont pas des marchandises, ils sont fournis par des êtres humains qui ont des besoins sociaux.“

„Nous aurions préféré que la Commission retire la directive, au vu de sa valeur symbolique“, explique son collègue de parti Ben Fayot. Selon lui, il aurait quand même fallu proposer un texte, car il y a besoin d’une directive pour libéraliser les services. „Cette directive conduira peut-être à de nombreux recours devant la Justice européenne. Mais
cela est déjà le cas actuellement. Mieux vaut avoir un texte législatif spécifique plutôt qu’un ‚gouvernement des
juges‘.“

En effet, la libre circulation des services est déjà prévue dans le traité de Rome de 1957. Or ce principe n’a jusqu’ici pas été explicité dans la même mesure que les règles de la circulation des marchandises, des capitaux et des personnes. De nombreuses plaintes se sont fondées sur ce principe et ont conduit à une jurisprudence complexe en la matière. La directive services devrait donner à la Cour européenne des repères plus précis qu’un principe de libre circulation générique.

L’un des cas les plus célèbres est celui de la rénovation d’une école à Vaxholm en Suède. Ce travail était effectué par une entreprise lettone,
payant des salaires beaucoup moins élevés que ce que prévoit la convention collective suédoise pour le secteur du bâtiment. Les syndicats locaux font pression sur l’entreprise lettone, et celle-ci porte plainte en vertu de la libre circulation. L’affaire est transmise à la justice européenne, puis à la Commission en tant que gardienne des traités. Celle-ci a estimé que la justice suédoise pourrait imposer le respect des conventions collectives. Or, si le texte de compromis de la directive services finit par être adopté, il tranchera le flou juridique précisément dans ce sens-là. Le respect des conventions collectives lors de la prestation de services est d’autant plus important que des pays comme la Suède et l’Allemagne n’ont pas de salaire minimum légal, et que le dumping social n’est évité qu’à travers les conventions.

Ni origine, ni destination

„Du côté du droit du travail, j’ai l’impression que nous pouvons être tranquilles“, estime Nico Clement, en charge du dossier à l’OGBL. Pour lui, c’est un succès, mais cela ne va pas assez loin. „De toute façon, nous n’étions pas demandeurs d’une telle directive horizontale.“ Le syndicaliste note que le principe du pays d’origine n’a pas été remplacé par un principe du pays de destination. „En principe, le Luxembourg peut encore imposer des règles d’hygiène, par exemple dans des salons de coiffure, au nom de la santé publique. Mais il devra s’en justifier, et chaque règle pourra être contestée devant les tribunaux européens.“ Cette confusion est d’ailleurs l’un des principaux reproches qu’il adresse au texte.

Mais l’enjeu de la directive services est double: à côté de l’affrontement sur les réglementations applicables, il y a eu la bataille sur les secteurs à protéger. En effet, le secteur des services recouvre aussi les services publics. Même s’il ne s’agit pas d’activités marchandes, il s’agit bien d’activités économiques. Ce qui complique encore les choses, c’est que la situation est fort disparate en Europe: les mêmes activités sont à charge de l’Etat dans un pays, laissées au marché dans un autre et d’économie mixte dans un troisième. Ainsi le secteur de l’énergie est depuis longtemps privé en Allemagne, mais pas en France. L’eau par contre était semi-privatisée en France alors qu’elle demeurait entre les mains du public en Allemagne.

Ce type de services a été traité de manière particulière dans la législation européenne: il était protégé contre le principe de concurrence par une clause spécifique, mais était en même temps considéré comme une exception, et non comme un fondement des sociétés et économies européennes. Pas étonnant donc que les apôtres de la libéralisation – sociaux-démocrates en tête – aient cru nécessaire de libéraliser une bonne partie de ces secteurs: énergie, télécommunications, transports …

Il est vrai que ces libéralisations étaient encadrées et introduites progressivement. Avec la proposition initiale de Frits Bolkestein, le risque était réel que l’ensemble de ces secteurs se voie imposer une libéralisation forcée. Or le texte de compromis exclut un certain nombre de secteurs comme les services de santé publics et les services d’aide sociale et familiale. Les secteurs non explicitement exclus comme l’eau et l’éducation devraient être protégés par la clause sur les services d’intérêt économique général (SIEG). Ceux-ci sont également exclus, mais libre à chaque Etat de définir ce qu’il considère comme un SIEG.

Protection incertaine

Robert Goebbels explique qu’en France, le secteur de l’eau devra être ouvert à la libre prestation, puisque les deux tiers des collectivités locales font déjà des appels
d’offre. Le flou quant à la définition des SIEG peut conduire loin. Ainsi, l’existence au Luxembourg de quelques écoles primaires non publiques et d’un minerval dans certains cas pourrait remettre en question le statut de SIEG de l’éducation primaire, qui du coup tomberait sous la directive services …

„Ça fait des années que nous demandons une directive spécifique pour les SIEG“, se plaint Nico Clement. Il y voit un complément à la directive actuelle, avec un autre texte sur le travail intérimaire. „Par ailleurs, nous ne sommes pas convaincus que cette fureur de libéraliser apporte un plus en matière d’efficacité économique.“ Mais Clement voit de nouveaux dangers se profiler à l’horizon. „Avec le fameux traité Gats sur les services, sur lequel on négocie à
l’Organisation mondiale du commerce, des secteurs aujourd’hui considérés comme protégés risquent d’être ouverts à la logique marchande.“ Même la „débolkesteinisation“ ne paraî t pas acquise. Malgré ses déclarations, la Commission pourrait remodeler le texte de compromis. Nico Clement rappelle que la majorité au Parlement n’a pas été si nette. „A nos yeux, le match n’est pas encore gagné“, conclut-il.


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