L’introduction de socles de compétences dans l’enseignement préscolaire et primaire se concrétise. Les enseignant-e-s ont jusqu’en février pour donner leur avis. Pourtant, un grand nombre de questions reste encore ouvert.
L’élève luxembourgeois du XXIe siècle est formidable. Il sait „structurer, analyser et synthétiser: classer, décomposer et composer, critiquer, intégrer, utiliser des règles, des méthodes, des procédés, induire, déduire, transposer et évaluer. Il est capable d’estimer un résultat. Il apprécie à sa juste valeur le message explicite et implicite. L’élève élabore un principe et valide le résultat. Il peut aussi activer ses mémoires visuelle, auditive et motrice à l’aide de procédés variés. Il enregistre l’information dans la mémoire pour pouvoir l’utiliser dans une situation nouvelle: il dispose déjà d’un répertoire d’idées. Il intègre ce qu’il mémorise à ce qu’il sait déjà.“
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En 2006, les documents pédagogiques du ministère à l’attention du corps enseignant ressemblent parfois à des manuels informatiques. Le jargon pédagogique, comme tout jargon, décrit en trois paragraphes à la sémantique complexe une idée simple et évidente. Si le profane peut s’amuser de ce langage étrange, l’on imagine bien l’indigestion du professionnel régulièrement confronté à ce genre de texte.
Une indigestion qui s’ajoutera probablement à celle des fêtes de fin d’année. En effet, le ministère de l’éducation nationale (MEN) a envoyé aux enseignants du préscolaire et du primaire une brochure d’une cinquantaine de pages au sujet des socles de compétences. Ce „document provisoire“ a atterri le 4 décembre dans leurs boî tes aux lettres et les services du MEN y ont adjoint un questionnaire en guise d'“instrument de structuration pour les concertations“ qui auront lieu dans chaque établissement fin janvier, début février. Les „socles de compétences“ ont déjà fait couler beaucoup d’encre, mais de quoi s’agit-il au juste? Le document en question – qui, soit dit en passant, n’est pas accessible au public – concerne les quatre premiers cycles de l’enseignement (le premier cycle comprend les enfants de trois à six ans, le second de six à huit, le troisième de huit à dix et le quatrième de dix à douze).
Complexité transversale
Par „compétence“, le ministère entend la „capacité de mettre en oeuvre un ensemble organisé de connaissances, d’habiletés et d’attitudes qu’un élève doit mobiliser dans un contexte donné lui permettant de fournir une réponse adéquate à une problématique complexe“. Un socle de compétences donc, „constitue un référentiel présentant de manière structurée les noyaux de compétences indispensables à développer jusqu’au terme d’une période d’apprentissage“. Ainsi, le premier cycle est dédié à l'“apprentissage de base“, le second aux „apprentissages fondamentaux“, le troisième à l'“élargissement des apprentissages“ et le quatrième à l'“approfondissement des apprentissages“.
En fait, le système repose sur trois piliers: les connaissances et habiletés de base, les compétences disciplinaires et les compétences transversales. Dans l’idéal, ces trois composantes sont à viser simultanément. Car si les compétences disciplinaires sont censées faire appel aux connaissances de base des élèves qui doivent les appliquer à bon escient, les compétences transversales (démarches mentales, manières d’apprendre, attitudes relationnelles et affectives) doivent déboucher sur l'“utilisation efficace d’un ensemble de ressources“. Une fois passé par cette moulinette pédagogique, l’enfant deviendra un adulte „autonome, responsable et épanoui“, car l’école publique entend développer auprès des élèves des traits tels que la citoyenneté, l’autonomie et les aspirations personnelles.
La mode des „socles de compétences“ n’est ni récente, ni exclusivement luxembourgeoise. Elle puise ses origines aussi bien dans des évaluations de l’Organisation pour la coopération et le développement économiques (OCDE) – l’instigatrice des enquêtes PISA – que dans des décisions politiques émanant de la Commission européenne. L’on attribue même à son ancien président, Jacques Delors, une partie de la paternité philosophique avec son crédo du „lifelong learning“, l’apprentissage tout au long de la vie. Déjà, en 1996, la commission publiait un „Livre blanc sur l’éducation et la formation. Enseigner et apprendre. Vers la société cognitive“. Ce document proposait la création d’un processus européen permettant de confronter et de diffuser largement les définitions des „compétences clés“ et de trouver les meilleurs moyens de les acquérir, de les évaluer et de les certifier.
Ensuite, tout s’enchaî ne: en 2000, l’Union européenne présidée par le Portugal lance la fameuse stratégie de Lisbonne qui s’est fixé comme objectif de faire de l’Europe „l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde“. A côté de l’OCDE, une autre organisation a fortement influencé la définition et l’évaluation des compétences clés: il s’agit de l’International association for educational achievement (IEA). Et si l’orientation générale de cette politique consiste à améliorer les résultats des élèves, elle se doit dans le même temps de limiter les dépenses.
Ce contexte amène le syndicat enseignant SEW/OGBL à prôner une certaine vigilance. Dans un article de la dernière édition du „Journal“ du syndicat, Patrick Arendt, membre de la direction syndicale y affirme que „l’introduction des socles de compétences suit les recommandations de l’OCDE. Dans une perspective néolibérale, la productivité de l’école doit être augmentée. Guidée par tout un système d’évaluations, l’école doit former au moindre coût des jeunes qui correspondent aux exigences du marché“. Cet angle d’attaque plus politique constitue une nouveauté par rapport aux critiques plus pédagogiques ou budgétaires que le syndicat avait jusqu’à présent l’habitude de formuler. Arendt lui-même concède que son syndicat doit „se tirer par les oreilles“ d’avoir mis tant de temps avant de procéder à cette analyse.
Elèves capables et peu coûteux
Le débat autour des socles de compétences souffre d’un paradoxe politique. D’un côté, cette réforme est portée par des enseignants progressistes, adeptes de l'“éducation nouvelle“ (on retrouve d’ailleurs dans le comité de l’IEA un membre du groupe d’éducation nouvelle français), de l’autre, il est également adopté par les tenants du libéralisme économique. Les deux ne se contredisent pas forcément: des adultes formés dans des écoles qui leur ont inculqué l’autonomie et une grande flexibilité intellectuelle ont toutes leurs chances de s’épanouir dans un monde libéralisé. Quoique: un individu épanoui intellectuellement va-t-il accepter l’ordre économique tel qu’il est? Autre question que l’OCDE et les réformateurs du MEN ne semblent pas se poser: peut-on améliorer le système éducatif avec moins de moyens humains et budgétaires?
Mais le volet pédagogique des socles de compétences ne fait non plus pas l’unanimité. En fait, aucun acteur de l’enseignement n’y semble hostile à priori. Au contraire, Arendt avoue même que son syndicat était un peu demandeur. Et après tout, un certain nombre d’établissements scolaires du primaire appliquent de diverses manières des méthodes similaires. Les enseignants craignent par contre que le document présenté ne soit pas applicable en l’état. Déjà à cause des délais et du modus operandi du MEN. Alors que les enseignants avaient souhaité être étroitement impliqué dans l’élaboration du projet, ils se voient mis au pied du mur à travers le parachutage d’un document qu’ils doivent aviser dans un délai de deux mois seulement. Et le ministère souhaite mettre la réforme en oeuvre à la rentrée prochaine. Un peu trop vite, au goût du SEW. „Ce n’est pas tant un problème de formation des enseignants. Ils sont suffisamment capables pour faire face à ce nouveau système. Par contre, il leur faudra un peu plus de temps pour opérer un changement de mentalité“, critique Arendt et de rappeler que le système scolaire finlandais a mis 20 ans pour se réformer.
D’autres enseignants craignent que le modèle élaboré par le ministère ne fasse que créer de nouvelles distinctions entre les élèves et les établissements. Au lieu d’une évaluation progressive centrée sur les capacités propres de l’enfant, ce modèle propose de nouveaux tests standards, comme par exemple l’assemblage, en premier cycle, d’un puzzle de 36 pièces. „Et si l’enfant échoue dans cet exercice, va-t-on considérer qu’il n’a pas acquis les compétences nécessaires à sa progression?“, se demande un autre enseignant. Arendt quant à lui voit poindre le danger d’une „batterie de tests“ en dernière année primaire qui conduirait les instituteurs à faire du „teaching to the test“.
Il faut savoir que des variantes d’apprentissage selon les socles de compétences existent depuis longtemps dans d’autres pays: la communauté francophone de Belgique, par exemple, l’applique depuis 1997. Et elle est en train de revenir dessus. Ainsi, Arendt estime „qu’avant de réinventer la roue, nous ferions mieux de nous inspirer des expériences que d’autres ont déjà faites“.