Le 21 avril ne s’est pas réédité, mais le danger porte un nouveau nom: Nicolas Sarkozy, en tête au premier tour. Au quartier général de José Bové, arrivé en queue de peloton, l’ambiance était entre la déception et l’espoir d’une renaissance de la gauche.
C’est la première fois qu’elle vote. Bérengère, 28 ans, vit avec son mari Stéphane, 38 ans, et leur fils Timothée de 14 mois dans un HLM à Noisiel, petite cité de Seine et Marne, en banlieue parisienne. Contrairement à son époux, elle a décidé de participer à l’élection présidentielle. La présence de Nicolas Sarkozy n’y est pas pour rien. Elle aura longtemps attendu avant de se décider: „J’aime la personnalité de Dominique Voynet, mais je me sens plus proche d’Olivier Besancenot“. C’est finalement le facteur de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR) qui a emporté son suffrage.
A l’instar de beaucoup de villes de banlieue, Noisiel est ancrée à gauche. Il suffit d’ailleurs de jeter un coup d’oeil dans les bureaux de vote surchauffés par le climat estival: à quatorze heures, les petits tas bien plus réduits des candidat-e-s de gauche témoignent d’une plus grande sollicitation. Le constat est confirmé à l’heure du dépouillement: Ségolène Royal termine première avec 38 %, suivie de Nicolas Sarkozy qui plafonne à 24 %. Tandis que Le Pen ne recueille que 6 %, Olivier Besancenot fait mieux que sa moyenne nationale avec 4,6 %.
Quant aux „tagueurs“, ils n’ont pas attendu le 22 avril pour exprimer leurs préférences, ou plutôt leurs rejets, sur les nouveaux supports artistiques fraî chement offerts que constituent les affiches électorales. Alors que celles des candidat-e-s de gauche étaient plus ou moins intactes, lorsqu’elles n’étaient pas ornées par des inscriptions sympathiques, les de Villiers, Le Pen et Sarkozy faisaient l’objet de dégradations explicites. Des cornes diaboliques pour l’un, une moustache hitlérienne pour l’autre ou le qualificatif de „facho“ sur le front du spécialiste du Kärcher, symbolisent tout le mal que la jeunesse des banlieues pense de la droite. Pour beaucoup d’entre eux, le choix du candidat, s’ils ont voté, relève plus du rejet de Sarkozy et des autres politiciens de droite que d’une véritable adhésion à un mouvement de gauche. Comme pour Kevin, qui n’a pas voté malgré ses 18 ans, mais avoue qu’il s’est finalement senti interpellé par la campagne électorale: „Forcément, c’était difficile de passer à côté. J’ai pas de candidat préféré, mais j’espère juste que Sarkozy va pas passer.“
C’est pourtant un risque bien réel. Et ce sentiment était perceptible même avant la proclamation officielle des résultats à 20 heures, au café „La Bellevilloise“, charmant bar „alter-cool“ au style latino-provençal, où se déroulait la soirée électorale de José Bové. A 19 heures, les militant-e-s connaissaient déjà les grandes tendances des résultats, à savoir le duel Sarkozy-Royal ainsi que le mauvais score de leur champion moustachu. Malgré tout, les quelque 200 personnes présentes, plutôt jeunes, tentaient de garder le sourire, tout en continuant à fixer les deux écrans géants diffusant les émissions de TF1 et de France 2.
Bérézina
Pour tuer le temps, des militant-e-s prennent la parole l’un-e après l’autre au centre de la salle, micro en main. Mais personne ne les écoute vraiment, et les chaises disposées en cercle autour de l’emplacement légèrement surélevé restent vides. A tel point que l’animatrice des prises de paroles se voit obligée de rappeler les dilettantes à l’ordre: „Rapprochez-vous! Nous sommes là pour discuter, pour échanger! Allez! Qui n’a pas encore parlé? Tarek! Où est Tarek?“ Tarek ne se montre pas, c’est Omar qui prend la parole: „Malgré les résultats, on a gagné cette campagne. Pendant deux mois, on s’est mobilisé, on a sillonné des centaines de quartiers populaires!“ Dans la même verve, et afin de regonfler le moral à l’assistance, Gilles Lemaire, ancien secrétaire national des Verts et un des innombrables porte-parole de Bové, comptabilise les 40 meetings avec le candidat et les 150 en son absence.
19 heures 55. Même si l’issue du scrutin est déjà vaguement connue, la tension monte. La salle commence à se remplir de celles et ceux qui avaient jusque-là préféré se laisser dorer au soleil sur la terrasse du bar. Sur les écrans géants, les comptes à rebours commencent. Décidément, la télévision maî trise parfaitement l’art de la dramatisation. Tout d’un coup, un „ouuh!“ énorme traverse la salle; c’est Jean-Marie Le Pen qui vient d’apparaî tre sur un des deux écrans. Ils ne restent plus que deux minutes et la salle entonne joyeusement un „José, président!“ – après tout, comme le dit une fille à une autre, „c’est la dernière fois qu’on peut le crier.“ Et ça y est: il est 20 heures et les deux finalistes, Nicolas Sarkozy et Ségolène Royal, apparaissent, sans grande surprise, sur l’écran. Les 11,5 % de Le Pen (les résultats n’étaient pas encore affinés) servent de prétexte pour un dernier cri de joie collectif accompagné de bravos et de „il a perdu!“ moqueurs. Par contre, l’égrenage des scores des candidats à la gauche du PS tamisent rapidement l’ambiance. Hormis Besancenot, qui caracole en tête avec ses plus de 4 %, les autres, Buffet, Voynet, Laguiller et Bové ne dépassent pas les 2 %.
Retenter l’unité
Interrogé par le woxx, Raoul-Marc Jennar, politologue belge et porte-parole de José Bové, analyse les résultats à froid: „Evidemment, j’aurais espéré que le courant Bové soit plus significatif. Mais il semble que le vote utile ait joué à fond. Et il ne faut pas oublier que les résultats du 21 avril 2002 ont affecté ceux d’aujourd’hui. Malheureusement, si le PS parvenait à gagner au second tour, on peut s’attendre, au bout de cinq ans, à de nouvelles déceptions. Car une fois au gouvernement, il va mener une politique de droite“. Mais déjà, les militant-e-s bovétistes pensent à la recomposition de la „gauche de la gauche“, tel Christophe: „Il va encore falloir se battre, pour faire passer nos idées, pour unir toutes les forces de gauche. Malgré tout, si on comptabilise, les candidats à gauche du PS ont fait un beau résultat. Mais avec une candidature unique, on aurait pu faire des multiplications.“ Jennar est plus sceptique: „Il est encore un peu tôt pour savoir comment réaliser une recomposition. La LCR et le PCF font passer leurs logiques d’appareils avant les objectifs politiques. Ils nous posent une chape de plomb sur la tête.“
Alors qu’une recomposition de la gauche française reste hypothétique, c’est surtout la perspective très concrète d’une victoire de Sarkozy qui fait peur. Elodie se dit „effrayée que 30 % des Français votent pour Sarkozy. Cet homme est très dangereux.“ Néanmoins, l’idée d’un „vote utile“ en faveur de Royal ne l’a jamais effleuré: „Je ne sais pas si c’est un vote utile. Alors là, le vote utile aurait plutôt été Bayrou, parce que les sondages le donnaient vainqueur contre Sarkozy au second tour.“ Fabrice, qui votera Royal sans états d’âme, tient à relativiser les maigres résultats de son candidat: „Je suis évidemment triste, mais je pense que ces résultats ne sont pas du tout significatifs parce qu’il y a eu beaucoup de reports de voix de Bové vers Ségolène pour s’assurer d’une présence de gauche au second tour. C’est en fait un vote par défaut.“
Le vote utile semble vraiment avoir fait des ravages. En témoigne l’attitude de deux couples quadragénaires rencontrés au bar „Mon chien stupide“, toujours dans ce vingtième arrondissement ancré à gauche. Aucun-e d’entre eux et elles n’est militant-e, l’un-e ou l’autre a même voté pour la première fois. Les quatre ami-e-s sont d’accord sur leur favori: José Bové. Mais aucun-e n’a glissé son nom dans l’urne. Afin de faire barrage au „monstre“, comme Sarah qualifie Sarkozy, ils se sont finalement résigné-e-s à voter utile. Si pour trois d’entre eux, le choix s’est porté sur Royal, le quatrième, Daniel, est passé de Bové à Bayrou. Etonnant? „Non“, se justifie-t-il, „il faut arrêter de penser en linéaire. Un Bové n’est pas si éloigné d’un Bayrou.“ La discussion porte rapidement sur le régime présidentiel qu’il faudrait abolir et sur la démocratie en général. A nouveau, ils sont d’accord sur un point: „La démocratie, ça ne veut plus rien dire. Il faut aller au-delà. C’est un truc à inventer.“
Pour finalement conclure, sur un ton très gai: „il y a eu 85 % de participation. C’est une révolution! Et en septembre, il y aura 85 % de révolutionnaires … pour les grèves!“ C’est à voir. Mais une chose est sûre: en France, la politique ne se confine pas aux urnes, mais se pratique aussi dans la rue – et c’est tant mieux. On appelle ça le troisième tour.
COMMENTAIRE:
Le piège
Pour bon nombre d’électeurs et d’électrices de gauche, le premier tour de la présidentielle avait un arrière-goût d’élection par défaut. Le discours sur le vote soi-disant utile a finalement porté ses fruits. On avait l’impression, dimanche dernier, que planait au-dessus de l’électeur de gauche la double menace d’une réédition du 21 avril 2002 ou d’une victoire de Nicolas Sarkozy au second tour. En effet, le candidat de la droite n’est pas si classique. Alors que Jacques Chirac représentait une droite bourgeoise et conservatrice „traditionnelle“, Sarkozy est le candidat d’une nouvelle droite, „décomplexée“, partisane d’un nouvel ordre économique et social. Ceci est fortement ressenti en France, au point même qu’Arlette Laguiller, a cette fois-ci expressément déclaré qu’elle voterait Ségolène Royal. C’est une première depuis l’élection de Mitterand en 1981. Nicolas Sarkozy est un danger pour la démocratie parlementaire et ses libertés. A l’étranger, il a des homologues: Bush, Berlusconi, Aznar. Des hommes purement à droite, partisans du plus grand libéralisme économique possible, accompagné d’un autoritarisme étatique et d’un démantèlement progressif des libertés publiques. Un autre point commun relie ces hommes: leur mépris pour la liberté de la presse. Et voilà que la gauche de la gauche française s’est retrouvée piégée. Par peur de voir la France dirigée par une droite dure, une partie de son électorat lui a préféré la gauche molle, voire le centre guimauve, si souvent aux commandes de l’Etat et co-responsable de la dégradation sociale du pays. Ensuite, par le chantage au vote „utile“: voter, pour éviter le pire. Certes, si Ségolène Royal accède à la présidence, le soulagement sera grand. Et ensuite? Quelle politique va-t-elle mener? Le répertoire classique social-libéral, peut-être même en alliance avec les centristes? Cette politique qui a déjà été appliquée et qui a tant déçu les classes populaires? Alors que la France dispose d’un électorat et d’une masse critique non négligeable à gauche du PS, la gauche „antilibérale“ et écologiste sort sonnée du scrutin. Olivier Besancenot peut bien se targuer d’avoir réalisé un meilleur résultat qu’en 2002. Il est désormais le géant parmi les nains de jardin. Il faut espérer que son parti, la LCR, concrétise sa volonté de construire une opposition de gauche crédible, qui sera forcément unitaire. Cela vaut aussi pour le PCF: combien de défaites historiques est-il encore prêt à encaisser pour comprendre qu’il n’est plus, et ne sera plus jamais, ce grand parti qu’il fut? Espérons qu’ils entendront l’appel à l’unité de José Bové le plus tôt possible. Afin qu’aux prochaines échéances électorales, une gauche de la gauche unie puisse, à son tour, représenter le vote utile.