Payer son pain en euros, c’est participer quelque peu aux politiques économiques dangereuses et cruelles des dirigeants et des banquiers. Utiliser le Beki à la place changera-t-il quelque chose ?
Qu’est-ce que le Beki ? « Le Beki n’est pas une monnaie à cours légal », nous renseigne le site consacré à la nouvelle monnaie locale du canton de Rédange. Pour éviter d’entrer en conflit avec les autorités monétaires luxembourgeoises, les Bekis ne s’utilisent qu’en circuit fermé. Du moment qu’un vendeur et un acheteur sont membres de l’association « De Kär », ils peuvent utiliser la nouvelle devise comme moyen de paiement normal. Mais le Beki a vocation à se mettre au service de l’économie locale et réelle, au contraire de l’euro, prétendument « neutre », et qui de fait favorise les échanges lointains et la spéculation.
Le Beki, un projet cher au bourgmestre vert de Beckerich, Camille Gira, fait partie de la grande famille des monnaies dites parallèles ou complémentaires. Celle-ci compte parmi ses membres aussi bien des initiatives citoyennes et utopistes, que des systèmes fortement commercialisés, en passant par toutes sortes de monnaies électroniques virtuelles telles que Bitcoin. Une des variantes les plus connues est celle du « Système d’échange local » (SEL), dans lequel les membres s’échangent biens et surtout services. A la différence du simple troc, les unités d’échange acquises et dépensées sont comptabilisées de manière centrale, afin de faciliter les transactions entre intervenants multiples. Dans certains SEL, les prix sont fixés librement, alors que dans d’autres, au nom de l’égalité entre membres, on décompte simplement le temps dépensé pour fournir un service. Enfin, ces réseaux se donnent comme objectif de réintégrer des exclus et des chômeurs, en leur donnant l’occasion de valoriser leurs talents, que l’économie dominante n’est pas prête à reconnaître.
Plus ambitieux, certains adeptes des monnaies parallèles y voient un moyen de combattre à grande échelle la tendance de l’argent « normal » à être accumulé dans certaines poches. Ce qui, en asphyxiant l’économie réelle, créerait des crises à répétition. L’économiste socialiste Silvio Gesell a proposé l’alternative d’une « monnaie fondante », qui perd périodiquement de sa valeur. Cela pousse les détenteurs à faire circuler l’argent, et, selon Gesell, permettrait même d’annuler les problèmes liés aux taux d’intérêt et à l’endettement excessif. Cette idée est reprise dans de nombreux systèmes de monnaies complémentaires, notamment par le « Chiemgauer », un « Regiogeld » bavarois qui a servi d’inspiration au Beki. Mais alors qu’un billet de « Chiemgauer » se déprécie de deux pour cent tous les trois mois, un tel mécanisme ne semble pas être prévu pour la devise du canton de Rédange.
Pas de Beki-Cent
« Le Beki est-il une véritable monnaie ? » Non, répondent ses promoteurs, et ils le comparent à un « bon d’achat ». En effet, afin de faire accepter leur projet par les autorités monétaires luxembourgeoises, ils ont insisté sur la ressemblance avec les cartes de fidélité répandues dans le commerce. S’il ne s’agit donc officiellement pas de monnaies dans un sens juridique, du point de vue de la théorie économique, les choses sont moins claires. On retiendra en tout cas que le Beki veille à son image de légalité. De toute façon, au contrairement aux SEL qui sont des initiatives citoyennes à connotation fortement politique, le Beki est une joint-venture pragmatique entre associations, institutions et commerçants.
C’est sans doute ces synergies, ainsi que la longue gestation, qui expliquent que la monnaie du canton de Rédange a été introduite en début d’année avec de nombreux atouts de son côté : plus de 40 commerces qui acceptent les Bekis, 20.000 billets multicolores imprimés, et des agences de banques qui effectuent la conversion. Notons que la convertibilité des nouveaux billets est quasiment totale. On a même renoncé à créer des pièces de monnaie, et la plus petite coupure est d’un Beki – les montants inférieurs sont à régler en centimes d’euro. Lors de la reconversion en euros, les commerçants seront cependant obligés d’accepter une décote de cinq pour cent. Enfin, pour chaque Beki mis en circulation, un montant d’un euro est mis en dépot à la banque.
Si les Bekis sont acceptés comme moyen de paiement par les commerçants participants, les limites de leur utilisation n’sont pas clair. En principe, le client peut exiger de se voir rendre la monnaie en euros, mais des rabais et les primes de fidélité pourraient être attribuées en Beki seulement. Il n’est probablement pas prévu de payer des salaires en Beki, mais les communes pourraient être tentées de libeller certaines aides sociales en Beki. Ce serait pourtant délicat dans la mesure où le receveur communal de Beckerich vient de rappeler que pour régler les taxes communales, le Beki ne sera pas accepté.
De toute façon, les fonctions de valorisation, d’intégration et de lien social d’une monnaie complémentaire ne sont pas au centre du projet rédangeois. Quant à l’autonomie par rapport à l’euro, supposée dynamiser les échanges économiques régionaux, elle sera fortement limitée du fait de la convertibilité et de sa mise en circulation par des banques classiques. Ainsi, cette monnaie alternative hérite potentiellement les tares – réelles ou supposées – de la « monnaie de référence ». Beaucoup d’économistes seront d’avis que le passage de la monnaie comme vecteur d’échange à la monnaie vecteur d’investissement et donc de spéculation est dans la nature des choses. Il n’est donc pas certain qu’on puisse changer le système bancaire et entraver la mondialisation en changeant simplement de monnaie.
Les effets de l’introduction du Beki seront sans doute assez limités : si son utilisation décollait vraiment, les entreprises qui « importent » – et auront du mal à écouler leurs Beki – pourraient être tentées de les reconvertir, en passant par pertes et profits la décote de cinq pour cent, annulant ainsi l’effet positif pour l’économie locale. Cela n’empêchera pas les autres commerçants et les consommateurs de jouer le jeu, mais avec un impact sans doute modeste. Le Beki est une sorte de béquille dans la quête d’un monde meilleur, qui permet de donner un peu de place à des considérations autres que la profitabilité financière globale des investissements. Et sur le plan symbolique, son potentiel est bien plus net : chaque billet qui circule est là pour rappeler qu’un autre monde est possible.