Excuses officielles : « Actes fautifs »

Dans sa résolution prise à l’unanimité, la Chambre des députés a reconnu les souffrances infligées à la communauté juive et s’est excusée. Pourtant, cet acte se heurte toujours au mythe national qui, entre les lignes de la résolution, fait de la résistance.

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Heinrich Himmler dans les rues de la capitale luxembourgeoise en 1940.

Ce ne furent pas les grandes pompes pour ces excuses officielles du parlement luxembourgeois envers la communauté juive, concernant la collaboration des autorités luxembourgeoises au début de l’occupation nazie. Et pour cause : si les députés étaient unanimes pour ce premier débat sur la résolution dérivée du rapport Artuso, la deuxième session, dédiée aux conclusions à tirer du référendum de dimanche, avait rendu l’atmosphère particulièrement pesante. D’autant que, pour ce débat, où la Shoah a été à l’ordre du jour pour la première fois à la Chambre, aucun couac n’était permis.

Alors qu’on sait que les débats parlementaires au grand-duché ne sont en général que du « réchauffé », comme l’a décrit le professeur Luc Heuschling (woxx 1322), et que la plupart des débats politiques ont lieu à l’abri du public dans les commissions parlementaires, l’élaboration de la résolution sur les conclusions à tirer du rapport Artuso a dû être particulièrement délicate. En effet, selon nos informations, les huit sessions de la commission mixte – regroupant la conférence des présidents et la commission des institutions – ont été intensives. Sans surprise, ce furent surtout le CSV et l’ADR – et partiellement aussi le DP – qui ont le plus tenté de bloquer des formulations mettant en cause le mythe national du peuple luxembourgeois résistant et uni derrière la grande-duchesse – allant même jusqu’à mettre en question le rapport lui-même. Ce nonobstant, les pressions exercées par les parlementaires des deux partis sur la droite de l’échiquier politique n’ont été que le relais de pressions extérieures. Apparemment, des groupes représentant la mémoire de la Résistance et des enrôlés de force n’auraient pas hésité à appeler les députés pour les contraindre à ne pas trop salir l’image d’un Luxembourg idéalisé. Ce qui explique la présence dans le texte final de la résolution d’un passage « saluant les actes de courage de certains habitants du Luxembourg qui ont sauvé des Juifs du sort tragique qui les menaçait et rappelant les nombreux actes de résistance à l’occupant nazi » – alors que le rapport Artuso, dans son cahier des charges comme dans son exécution, ne concernait aucunement les actes de résistance. Autre occasion de discorde : le dernier point de la résolution où la Chambre « prend l’engagement solennel de faire tout son possible afin que de telles atrocités ne puissent se reproduire, de continuer à défendre avec vigueur les droits de l’Homme et de lutter contre toute forme d’antisémitisme, de racisme et de xénophobie ». Ici, un compromis aurait dû être trouvé entre l’ADR et déi Lénk.

Sessions complexes à la commission

Partiellement, ces différences entre partis et sensibilités politiques se sont aussi reflétées dans les discours tenus par leurs représentants à la tribune. Ainsi, le député conservateur Serge Wilmes, qui a aussi une formation d’historien, a lourdement insisté sur le fait que le peuple luxembourgeois en soi n’était pas antisémite. Alors que justement le rapport Artuso démontre que, déjà pendant les années 1930, les tendances ouvertement antisémites pullulaient dans la presse, dans les communications officielles et dans les rapports de police. On ne sait pas d’où Wilmes tient l’idée que le rapport Artuso donnerait dans la nuance sur ce point-là, puisque l’exploration de la décennie précédant l’invasion nazie a été décidée en accord avec le comité scientifique, bien après le début des travaux. En tout cas, cela ne l’a pas empêché de trouver cette formulation bien pathétique et douteuse : « Laissons leur sang devenir le sang de l’espoir. » Même tonalité pour Lex Delles du DP : « Tout ne s’est pas passé comme il aurait fallu », a-t-il reconnu devant la Chambre, avant d’insister sur le fait que ces excuses interviendraient à un moment où « il est difficile de tirer les conclusions définitives ».

Pourtant, la palme du discours de relativisation revient sans doute au député ADR Fernand Kartheiser. Pour lui, le Luxembourg est une victime et non pas un coupable. Essayant d’attaquer le rapport Artuso, il a notamment fait état de ses doutes sur sa neutralité : « J’ai l’impression qu’il s’agit d’une vision politique de l’histoire plutôt que d’un travail scientifique. Pour moi, le Luxembourg est innocent en ce qui concerne la politique antisémite menée par les nazis. Il faut aussi être critique avec le rapport Artuso, puisqu’il s’appuie sur les mêmes sources que celles utilisées par des chercheurs avant lui – comme Gilbert Trausch ou Paul Dostert – et arrive à des conclusions inverses. Je soupçonne qu’il a été écrit dans l’espoir de nuire au mythe national. » Lui aussi a insisté sur le fait que la recherche devrait continuer et a suggéré que les rescapés du camp de Tambov et surtout leur retour au pays très tardif pourraient être une piste.

Requalification du mythe national

De l’autre côté, on peut relever surtout les interventions de Franz Fayot et de Serge Urbany, qui ont aidé un peu à remettre les points sur les « i ». Le premier a rappelé la mémoire de Paul Cerf en le mettant sur le même plan que Robert Paxton, le chercheur américain qui avait déclenché la polémique sur Vichy en France, avec comme résultat la reconnaissance des crimes de l’État français par Jacques Chirac en 1995. De plus, Fayot a démonté le CSV, citations à l’appui, sur son attitude après guerre concernant l’instauration du mythe national. Attitude qui ne supportait même pas le soupçon d’une possibilité de collaboration entre les administrations luxembourgeoises et l’occupant allemand. Finalement, le député socialiste a aussi taclé les administrations plus récentes en leur reprochant le fait que la politique n’avait jamais donné suite à une seule recommandation du « rapport sur la spoliation des biens juifs » – un rapport qui d’ailleurs n’a même pas été publié sur papier. Urbany, quant à lui, a mis en avant deux faits capitaux : la Chambre des députés et le Conseil d’État étaient bien en place lorsqu’ils ont transféré les pleins pouvoirs à la Commission administrative et sont donc aussi coupables de ses méfaits. Et, dans le contexte de l’antisémitisme ambiant des années 1930, il a rappelé que « les Juifs étrangers étaient suspects justement parce qu’ils étaient poursuivis ». Affirmant par là que les autorités luxembourgeoises manquaient profondément d’empathie envers les réfugiés de la Sarre et des pays de l’Est, qui cherchaient la protection du Luxembourg après la mise en place de la dictature hitlérienne.

Heinrich Himmler in Luxemburg

Un gendarme luxembourgeois saluant Heinrich Himmler lors de sa visite au Luxembourg en 1940. (Fotos: © Bundesarchiv)

Mais que retenir de ces excuses solennelles, qui en fin de compte ne coûtent pas grand-chose ? Premièrement, que désormais la communauté juive fait partie officiellement des victimes de la guerre au même titre que les résistants, les enrôlés de force et les volontaires des brigades internationales de la guerre civile espagnole. Deuxièmement, que le Luxembourg va enfin se doter des éléments nécessaires pour commémorer la Shoah : une journée nationale du souvenir est prévue et un monument pour les victimes sera installé d’ici peu dans la capitale. Et puis, la mise en place de l’Institut du temps présent, promis dans le programme de la coalition au pouvoir, devrait enfin se concrétiser. D’après le gouvernement et le secrétaire d’État Marc Hansen, il pourrait ouvrir ses portes en 2016 et serait rattaché à l’Université du Luxembourg.

S’il est évident que la recherche sur la Seconde Guerre mondiale doit continuer, beaucoup de questions sur cet institut restent encore sans réponse. D’abord, il faut espérer que le gouvernement ne le voie pas uniquement comme un moyen de faire des économies sur le dos des autres instituts et centres de documentation et de recherche – notamment celui sur la Résistance et celui sur les enrôlés de force – qui seront supprimés après sa création. Et puis, il faut aussi définir le « temps présent ». N’est-ce que la dernière guerre ? Qu’en est-il des médiévistes par exemple ? Beaucoup de pistes restent ouvertes et ces excuses, tout comme le rapport Artuso, ne sont que le début d’une requalification de l’histoire nationale. Mais qui veut donner une nouvelle identité à ce pays, le rendre progressif et réformiste, doit aussi se donner les moyens d’explorer son histoire – et cela sans tabous et sans directives politiques. Car beaucoup de pistes demeurent à explorer, et parfois même là où on ne pensait pas les trouver. Ainsi, il est communément admis que la recherche sur la Résistance est presque exhaustive. Alors comment se fait-il que, à part dans « L’histoire de l’extrême droite luxembourgeoise au 20e siècle » de Lucien Blau, on ne trouve presque pas de mentions de l’antisémitisme sidérant pratiqué par certaines organisations de la Résistance luxembourgeoise, comme la Lëtzebuerger Volléks-Legioun, fondée par des scouts catholiques ? Ce pourrait bien être le sujet d’un prochain rapport – car le rapport Artuso n’a été que la première pierre du doute jetée sur l’édifice d’un mythe qui a bloqué toute une pensée politique pendant bien trop longtemps.

Voir aussi l‘interview de Claude Marx, président du Consistoire israélite.


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