Dans le contexte actuel, la santé a grillé la priorité au tout économique. La chercheuse Éloïse Adde explore les liens entre pouvoir, médecine et démocratie pendant l’état de crise.
La crise du coronavirus et les solutions mises en place pour y faire face apportent un convaincant démenti à l’idée, communément admise, de la priorité de l’économique sur tout le reste dans le monde d’aujourd’hui. En effet, contrairement à ce qui aurait pu être attendu, quatre milliards d’individus sont aujourd’hui confinés et la vie économique est au point mort, afin de délester les hôpitaux et de préserver la vie des personnes fragiles. À titre de comparaison, la grippe dite de Hong Kong fit un million de morts dans l’indifférence totale en 1968-1969 1.
L’époque n’est pourtant pas si lointaine. Depuis, nous sommes entrés dans un autre monde, un monde où l’âge « normal » de la mort se cale sur une espérance de vie en hausse quasi constante 2 et où la mort « accidentelle », celle qui survient avant le déclin « naturel » de l’organisme et qui pourrait par définition être évitée, même à des personnes déjà âgées, est devenue insupportable. Pour autant, le confinement consenti et l’argument de la protection des plus faibles sont-ils les marqueurs d’une humanité soudainement plus altruiste que celle envisagée par les dystopies ? Ces fictions qui prétendent mettre à nu, en les poussant à leur extrême, l’individualisme, la déshumanisation et l’utilitarisme qui gangrènerait, de manière plus ou moins voilée encore, nos sociétés, seraient-elles exagérées ?
Pour Éric Caumes et Mathurin Maillet, médecins au service des maladies infectieuses de la Pitié-Salpêtrière, l’hyperréactivité et la tendance à céder le contrôle de notre existence à une science toute-puissante relèveraient du comportement pathogène et seraient comparables à « l’excès de réaction immune [qui] serait à l’origine des cas les plus sévères et des décès liés au Covid-19 3 ».
Les dystopies trop négatives ?
Mettant en évidence un souci compulsif pour le maintien en vie, cette réponse semble figurer l’accomplissement ultime d’un biopouvoir sans limites, tel qu’il fut théorisé par Michel Foucault : le pouvoir de donner la vie, exercé sur les corps et la population, qui aurait remplacé le pouvoir du monarque d’infliger la mort. La fin de l’Ancien Régime coïncide en effet avec la naissance de la santé publique. Une santé publique dont l’objectif n’est pas seulement de guérir les corps malades, mais de produire de la santé en empêchant ce qui lui est néfaste et en imposant un appareil normatif de conduites au nom du bien commun et de la « santé pour tous », pour reprendre le fameux slogan de l’OMS. Nombreuses sont les voix qui se sont élevées pour dénoncer la moralisation de l’espace public qui en découle, à l’instar d’Ivan Illich qui dénonça le « caractère impérialiste et autoritaire » de la médicalisation de la société 4.
La partition entre, d’une part, un gouvernement recourant à la santé pour contrôler la population et, d’autre part, une population victime de cette normalisation devenue complice car craignant pour sa vie nous semble néanmoins un peu trop schématique pour comprendre ce qui est en jeu. Elle masque en effet les mécanismes plus complexes de l’exercice du pouvoir et de la construction de la légitimité, nécessaire à tout appareil étatique pour que son pouvoir soit reconnu et donc efficace. Médecin, anthropologue et sociologue, Didier Fassin a ainsi pointé le crédit excessif que ses détracteurs accordent à la santé publique et aux discours qu’elle produit 5.
Face à la taille des missions qu’elle s’assigne, c’est en réalité la modestie des réalisations et l’impuissance qui la caractérisent, du fait de la faiblesse des moyens engagés. Ce qui se joue aujourd’hui, ce n’est pas l’excès de pouvoir d’un secteur de la santé qui serait instrumentalisé par l’État. C’est bien plutôt l’élévation de la vie au rang de valeur suprême, ce que Didier Fassin appelle la « biolégitimité », et la nécessité de l’État d’en tenir compte pour être plébiscité et légitimé dans le contexte démocratique qui est le nôtre. De l’affaire du sang contaminé à la crise de la vache folle, en passant par les dangers de l’amiante, nombreux sont les scandales sanitaires qui ont mobilisé l’opinion et ébranlé les gouvernements, montrant que la santé publique pouvait aisément se retourner contre ces derniers et devenir un moyen de pression efficace entre les mains des citoyen-ne-s.
Plus largement, cette légitimité de la vie comme justification suprême a pu représenter une ressource fructueuse pour justifier le bien-fondé de programmes d’aide en direction de sujets fragiles et dominés, généralement dénigrés. La reconnaissance politique du corps et de sa souffrance par la société brouille la frontière entre le physique et le psychique, entre le sanitaire et le social, et permet de traiter sur le plan purement médical des problèmes qui divisent quand ils relèvent seulement du social et du politique. C’est ainsi que la médicalisation de la situation des toxicomanes, des pauvres et autres prostitué-e-s a permis aux agents sociaux de sensibiliser les acteurs du monde politique au sort de ces personnes – tout en permettant de dépasser les jugements moraux dont elles font habituellement l’objet. Réduites à l’état de corps qu’il faut soigner, elles sont vidées de leur identité sociale problématique et peuvent ainsi être soutenues. La délinquance, la paresse ou l’atteinte à l’ordre moral qui leur sont traditionnellement reprochées étant tenues à l’écart, elles peuvent même espérer être réinsérées. Paradoxalement, c’est le principe d’une « citoyenneté biologique 6 » qui fait abstraction de leur existence politique et sociale, qui pourrait permettre leur retour dans la cité, sous couvert de biolégitimité.
On est en droit d’être sceptique quant à la capacité de cette « citoyenneté biologique » à remplir ses promesses et à remettre ses protégé-e-s sur le chemin d’une citoyenneté sociale et politique entière. La ruse ainsi mise en avant, cette nécessité d’évincer le politique et le social pour affronter certaines difficultés qu’elle permet d’identifier, mérite en tout cas notre attention. Elle est révélatrice d’un problème plus vaste qui touche à la nature du pacte démocratique, un problème qui transparaît dans le contexte de la crise du coronavirus. Car c’est bien le triomphe de la « vie nue » 7 que celle-ci met en évidence. Sous prétexte d’agir pour la vie des autres, ce ne sont pas des « personnes » que l’on entend sauver, mais des « corps » qui pourraient aussi bien être les nôtres et dans lesquels nous pouvons nous projeter – ce qu’il ne convient pas de confondre avec l’altruisme qui, lui, est dévouement désintéressé.
La santé déstigmatise les marginalisé-e-s
En s’inquiétant de la vie des plus fragiles réduits à leur corps, c’est le principe qui garantit que la nôtre sera sauve que nous voulons d’abord assurer. Les inégalités réelles que la pandémie fait ressortir sont là pour nous le rappeler. Loin de l’angélisme qui voudrait que toutes les vies se vaillent face à la maladie, le coronavirus est aussi une « maladie de pauvres 8 » qui, en plus des personnes âgées, touche en première ligne les « premiers de corvée » et les victimes de la « malbouffe ». En outre, la mort qui se joue à huis clos, sans soutien des proches et sans possibilité de cérémonie funéraire, alors que l’on prend les mêmes risques en allant faire ses courses, est un autre révélateur du sens des priorités les plus profondes, malgré les raisons médicales invoquées, et ne manque pas de nous ébranler en mettant en question l’une des pratiques les plus ancestrales et censée définir – la folie d’Antigone l’illustre – l’humanité comme une espèce à part.
Nous l’avons signalé plus haut, dans le domaine de l’action sociale, la médicalisation de certaines questions a pu représenter un moyen efficace pour mobiliser la société et les acteurs du monde politique en faveur de la cause de personnes dépréciées et de dépasser les jugements de valeur qui leur portaient préjudice. Dans le contexte de la crise sanitaire actuelle, c’est un déplacement similaire qui s’est opéré. Sur fond de moralisation de l’espace public, la biolégitimité et l’élévation de la vie au rang de valeur suprême auront permis aux différents États d’obtenir un consensus effarant et l’assentiment généralisé du monde politique à l’instauration de l’état d’urgence. Insidieusement vidé de sa signification politique et assimilé à une grande œuvre humanitaire, il ne doit cependant pas faire oublier ce qu’il est, à savoir : une atteinte aux droits délétère et un test efficace pour mesurer l’attachement des citoyen-ne-s à leur liberté.