Capitale européenne de la culture : On reste dans le brouillard

Pour son petit déjeuner de presse la semaine dernière, l’équipe d’Esch 2022 avait annoncé le dévoilement de nouveautés sur sa programmation, notamment des projets externes. Pourtant, presque rien de nouveau n’a été présenté.

La Möllerei, telle qu’elle sera probablement en 2022, accueillera plusieurs des projets phares de la capitale européenne de la culture. (© Fonds Belval)

Le décor futuriste de Belval prend des airs anxiogènes sous l’effet de la pandémie. Au temps gris et maussade, aux coups de vent qui surgissent à chaque coin traversé s’ajoute encore que la plupart des personnes croisées portent maintenant des masques. On se croirait plutôt dans un roman de Philip K. Dick, où l’humanité a dû se faire à l’idée de coexister avec une race d’extraterrestres, que dans un quartier de la ville d’Esch-sur-Alzette.

C’est pourtant cette partie de la future capitale européenne de la culture que l’équipe d’Esch 2022 a choisie pour donner de ses nouvelles. Cela fait sens, vu que son QG modulaire – à défaut de pouvoir investir le hall des soufflantes, devenu trop dangereux à force de le laisser pourrir ostensiblement pendant plus d’une décennie – de plusieurs étages est en train d’être assemblé telles des briques de Lego rouges entassées les unes sur les autres. Une construction qui va participer à « l’architecture circulaire », comme nous l’expliquera plus tard un des responsables du Fonds Belval, lors de la visite qui suivra la présentation.

Mais d’abord, les journalistes sont accueilli-e-s dans le hall des poches à fonte sous le haut fourneau. Assis-e-s sur des chaises placées à distance réglementaire les unes des autres, tout le monde gardant son masque : l’ambiance n’est pas trop à la fête. Sont alors présentés à coup de diapos PowerPoint les projets qui auront lieu sur le site de Belval. Donc rien que le public averti ne connaisse déjà. Certes, l’exposition historique confiée à la boîte luxembourgeoise Historical Consulting de l’historien Pit Péporté a gagné en épaisseur : le thème de l’Europe sera disséqué dans une exposition appelée « Perspectives of Europe », avec une scénographie provenant de la boîte néerlandaise Tinker Imagineers. L’idée serait de ne pas décliner une énième fois tous les clichés sur une Europe supposément unie, mais de mettre ceux-ci en question de façon critique – comme cela sera répété plusieurs fois pendant la présentation. L’exposition sera immersive et participative, en mettant en avant une technologie dernier cri, un élément qui semble primordial pour l’équipe d’Esch 2022.

Elle aura d’ailleurs lieu dans un bâtiment toujours en rénovation, la Möllerei. Cette dernière accueillera trois autres grandes expositions, organisées par des partenaires internationaux : le Zentrum für Kunst und Medien de Karlsruhe, le Haus der elektronischen Künste de Bâle et l’Ars Electronica de Linz. Hormis le « name-dropping » et le fait que ces institutions travaillent toutes sur le thème « Remix », rien n’a été précisé.

Möllerei, plancher des coulées et massenoire

En plus de la Möllerei, la capitale européenne de la culture va aussi investir deux autres bâtiments du site Belval : la massenoire et le plancher des coulées. Dans la salle d’exposition massenoire, qui sera relookée entièrement pour l’année 2022, auront aussi lieu des expositions historiques, l’une organisée par le C2DH (Center for Contemporary and Digital History, anciennement Institut du temps présent de l’Université du Luxembourg), qui se consacrera – quelle surprise ! – au thème « Remixing Industrial Pasts in the Digital Age ». Il sera question de la région Sud et de ses habitant-e-s, et l’atelier d’histoire qui a eu lieu dans l’annexe place de la Résistance récemment en sera un des éléments. Une bonne idée en somme, malgré le fait que des études sur l’histoire orale de la classe ouvrière existent depuis une belle brochette d’années. Puis ce sera au photographe et pionnier de la narration digitale Samuel Bollendorff, accompagné par le réalisateur sonore Mehdi Ahoudig, de présenter un projet appelé « Les frontaliers : des vies en stéréo » − qui n’est qu’un titre provisoire.

Le plancher des coulées, juste en dessous du haut fourneau, là où jadis l’acier liquide se déversait en premier, sera lui dédié à la danse contemporaine. Une estrade et une tribune sont prévues pour accueillir public et artistes, tandis que la programmation sera confiée au 3CL, le Centre de création chorégraphique luxembourgeois (pour le volet organisationnel et administratif) et au nouveau collectif Lucoda (Luxembourg Collective of Dance – qui se chargera de l’artistique). À tout cela, il ne manque que deux précisions : premièrement, le Fonds Belval avait de toute façon prévu de réaménager la majorité des lieux investis par Esch 2022. Et puis presque tous les projets présentés jeudi dernier ne sortent pas de la plume de l’équipe actuelle, mais de celle de l’ancien directeur artistique, et étaient sur les rails déjà en 2019…

Puis vient le point qui intéresse le plus une partie de la presse présente : les précisions promises concernant les fameux projets externes. L’appel à projets et le traitement de ceux-ci ont déjà fait couler beaucoup d’encre, et la pression sur l’équipe d’Esch 2022 a encore une fois été renforcée par la Commission européenne. Lors du dernier monitoring, les représentant-e-s de Bruxelles ont recommandé de procéder au plus vite à l’évaluation finale et aux signatures des conventions avec les porteuses et porteurs de projets. Mais là, encore une fois, le public restera sur sa faim. La directrice des programmes artistiques, Françoise Poos, en l’absence notable de la directrice générale Nancy Braun, répète surtout à qui veut bien l’entendre un seul chiffre : 140. 140 projets ont finalement été retenus par le jury et bénéficieront d’un appui financier de la part d’Esch 2022. La taille de cet appui reste variable et peut aller jusqu’à 50 pour cent, mais ce n’est plus obligatoire. « La moitié du financement n’est pas applicable pour tous les projets », a précisé Poos. « Nous commencerons à signer les conventions à partir de novembre, après les vacances de la Toussaint. » Et encore, toutes et tous les élu-e-s ne sont pas au courant : jusqu’ici, une centaine ont eu droit au courrier leur ouvrant enfin la porte de l’année culturelle.


Françoise Poos, la directrice de la programmation artistique, préfère ne pas nommer les artistes que son jury a sélectionné-e-s. (© Blitz Agency)

Pas de transparence sur les projets retenus

À la question de savoir pourquoi autant de projets ont été recalés, Poos ne répond que par la formule : « Parce qu’il faut faire un choix. » Donc, pas de bol pour les quelque 460 artistes et collectifs qui ont investi du temps et des ressources pour rien. D’ailleurs, en parlant d’investissement, le fameux coaching offert aux candidat-e-s chez le Big Four Ernst & Young n’a pas été thématisé lors du petit déjeuner de presse. C’était pourtant un des points forts de l’appel à projets qui tenait particulièrement à cœur à la directrice générale Nancy Braun – elle évoquait surtout des sessions de « matchmaking » entre artistes et sponsors potentiels. Nous avons posé la question à l’équipe, qui s’est montrée un peu réticente. Et pour cause – probablement pandémique –, l’offre s’est résumée à cinq webinaires pour les porteuses et porteurs de projets ; 220 y ont participé. Ce n’était pas la réponse exacte à notre question, qui était de savoir combien des projets retenus avaient participé à cette offre, mais passons. Car il y a une autre opacité sur les projets retenus, qui pèse beaucoup plus lourd : la liste des 140 ne sera pas publiée, malgré plusieurs demandes de notre part et de collègues.

Pourquoi l’équipe d’Esch 2022 refuse-t-elle de communiquer sur ce point ? Il s’agit tout de même d’un budget de 18,1 millions d’euros à distribuer, un tiers du budget global, et de l’argent public de surcroît. Un peu plus de transparence serait de mise, d’autant plus que d’autres acteurs culturels « normaux » ne peuvent pas se permettre une telle opacité. Mais Françoise Poos campe sur sa position : « Esch 2022 ne refuse pas de donner une liste des porteurs de projets externes, nous comprenons la question. Mais nous voulons donner la possibilité aux personnes derrière ces projets de les présenter sous une forme adéquate. Beaucoup de projets sont complexes et hétérogènes et ne peuvent pas être expliqués en une seule phrase. Les présenter sous la forme d’une liste n’honorerait ni les projets ni le besoin d’information du public. C’est pourquoi nous avons choisi le chemin plus compliqué de présentations vidéo, où les porteurs de projets auront assez d’espace pour se présenter. »

Critères mystérieux et lettres standardisées.

Nonobstant le fait que nous avons pu parler à certain-e-s des heureux-euses élu-e-s, qui n’ont pas entendu qu’ils devront présenter leurs projets sous cette forme, il est important de respecter celles et ceux qui ne feront pas partie de l’Élysée eschois. Car, au contraire de ce qu’on pourrait croire, les projets recalés ne se résumaient pas à quelques pages gribouillées remplies des meilleures intentions, mais étaient déjà bien avancés. Nous en retiendrons deux.

© Fonds Belval

Le premier a reçu sa notification de rejet – classifié dans la catégorie 3, selon la novlangue Esch 2022 – déjà fin avril. « Heat Sink », des artistes Gilles Pegel et Serge Ecker, était pourtant déjà bien avancé, comme la documentation que nous avons pu consulter en témoigne. Le cheminement du « Temple to Global Warming », une sculpture dynamique – et donc durable –, a commencé en mai 2019 pour une première conception. Des rencontres ont ensuite été tenues avec entre autres Arcelormittal (pour le matériel, essentiellement des palplanches), les collèges échevinaux d’Esch et de Sanem pour l’emplacement et différentes entreprises pour la réalisation. Un curateur avait été trouvé, le budget détaillé et une timeline précise avait même été proposée au jury d’Esch 2022. Pour du boulot fait pour rien, ça fait beaucoup. D’autant plus que le courrier reçu par les deux artistes n’est en rien une explication détaillée, mais une lettre standard, qui explique que le « projet ne répond pas à la majorité des critères fixés par Esch 2022 (…) et des questions se posent notamment sur la faisabilité du projet ». Alors que c’était plus ou moins un projet livré clés en main. Mais les « critères fixés par Esch 2022 » restent aussi obscurs que la communication de l’organisation.

Un autre qui a reçu cette même lettre et qui n’en revient pas, c’est Georges Kieffer, maître d’œuvre du Benu Village, en train de croître dans le quartier Esch-Hiehl. Le projet « Benu Métamorphose », que son association avait soumis, cochait tout de même toutes les cases que l’on peut s’imaginer requises pour une année culturelle : « L’idée, c’était de transformer le Benu Village, que nous sommes en train de construire, en une œuvre d’art unique. En n’utilisant que des matériaux usagés, donc en faisant de l’upcycling, et en procédant de façon participative : des cours et des activités de loisirs auraient été organisés pour créer ensemble cette œuvre, qui serait en plus durable. Tout le monde aurait pu participer, touristes culturels comme locaux, jeunes comme vieux – dans un souci de cohérence sociale », explique Kieffer au woxx. Du moins, conclut-il, c’est ce que l’ancienne équipe dirigeante de la capitale culturelle aurait demandé et ce que Benu aurait pu livrer.

On se demande pourquoi Esch 2022 ne veut pas coopérer avec le seul écovillage de la Grande Région. D’autant plus que Benu est soutenu par la commune d’Esch, ce qui aurait pu rapprocher de nouveau des partenaires culturels qui se sont un peu éloignés les uns des autres ces derniers temps. Mais, probablement, construire de l’art participatif avec des matériaux recyclables n’est pas assez glamour pour une équipe dirigeante qui ne rêve qu’en digital.


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