Colombie : Entre conflits et espoirs

Colette Vernot et Guillaume Gass-Quintero

Alors que le monde entier se préoccupe du sort du Brésil, la Colombie s’aligne avec la droite dure de l’Amérique latine. Où en est-on après les 100 premiers jours du gouvernement d’Ivan Duque ?

L’élection d’Ivan Duque n’a pas apaisé la Colombie : au contraire, la grogne continue, comme ici le 25 novembre à Cali, où le peuple se mobilise contre les nouvelles taxes et pour une meilleure éducation. (Photo : EPA/Ernesto Guzman Jr)

« Lo imposible cuesta 
un poco más » 
Pepe Mujica

Au terme des trois premiers mois de la présidence d’Ivan Duque, un climat d’incertitude règne. L’orientation effective de son gouvernement, sa position vis-à-vis des accords de paix signés par son prédécesseur et son rapport au parti qui l’a porté au pouvoir (Centro Democrático) suscitent une inquiétude palpable. Le résultat est bien là : en peu de temps, sa popularité a chuté de 54 pour cent à 27 pour cent. Cet effondrement soudain est rythmé par les scandales de corruption, l’augmentation des impôts au détriment des plus démunis, les grèves et la négligence à l’égard des assassinats systématiques de leaders sociaux.

« Gouvernement corrompu » : l’expression résonne dans les voix des opposant-e-s au milieu des mobilisations actuelles. Mais si parler de corruption en Colombie, c’est évoquer un lieu commun, il n’en reste pas moins que cette dernière année, les Colombien-ne-s ont été témoins de la consolidation de mouvements citoyens d’une nouvelle ampleur. Leurs efforts ont abouti en août 2018 à l’élaboration de la « Consulta Anticorrupción ». Cette initiative avait pour but d’amasser, via un mécanisme de vote analogue à un référendum, le soutien populaire nécessaire à légitimer un projet de loi visant l’adoption de mesures contre la corruption : durcissement des peines et abolition de certains privilèges propres au statut des parlementaires. Paradoxalement, le projet de loi défendu par la Consulta tombe à l’eau, le nombre de votant-e-s n’ayant pas atteint le seuil minimum de participation. L’événement marque néanmoins un point de rupture dans l’histoire des luttes citoyennes en Colombie, pays jusque-là fortement dépolitisé et faisant preuve d’un déficit de « culture citoyenne ». L’administration d’Ivan Duque, face au résultat des urnes interprété par le public comme le signe d’un « ras-le-bol généralisé contre la corruption », s’engage malgré tout à devenir la représentante de ce projet face aux instances législatives. L’authenticité de cet engagement est cependant douteuse : aucun des points de la Consulta n’a à ce jour obtenu l’aval des parlementaires sympathisants de Duque, majoritaires au Sénat, alors que les accusations de corruption ne cessent de se développer.

Consultation tombée à l’eau

En effet, après la secousse politique qu’a représenté le scandale sans précédent de l’entreprise Odebrecht dans toute l’Amérique latine, la Colombie peine encore à identifier les responsables et à poursuivre des enquêtes judiciaires jusqu’au bout, contrairement à d’autres pays de la région, comme le Pérou et le Brésil, où des fonctionnaires ont démissionné et certains ont même été incarcérés. À présent, les résultats d’enquêtes sur cette affaire pointent vers l’actuel procureur général (et spécialisé dans les affaires fiscales) : Néstor Humberto Martínez. Occupant l’une des fonctions principales de la branche judiciaire et se trouvant, en tant que procureur, à la tête des instances de surveillance gouvernementale contre la corruption, celui-ci serait pris au cœur d’un échange d’informations concernant des contrats illicites, impliquant les hautes sphères des gouvernements précédents ainsi que des puissants groupes entrepreneuriaux. Tel est aussi le cas du ministre des Finances Alberto Carrasquilla, inculpé d’avoir participé à l’élaboration de contrats de crédit abusifs. De fait, le slogan de campagne électorale d’Ivan Duque, « faire justice d’une main ferme », se retourne aujourd’hui dans les revendications populaires contre des figures proches de son gouvernement.

Ainsi fragilisé, le pouvoir en place fait face depuis plus d’un mois à des manifestations étudiantes massives, rejointes dernièrement par des mouvements indigènes et syndicalistes de différentes régions du pays. Les représailles policières ont été particulièrement violentes, laissant derrière elles de nombreux blessés et détenus. De fait, lors de sa prise de pouvoir, le ministre de la Défense Guillermo Botero a avancé son souhait de faire passer une loi qui régulerait les manifestations sociales, indiquant par là un penchant vers une forme autoritaire et répressive du pouvoir. Le représentant du bureau du Haut-commissariat des Nations unies aux droits de l’homme en Colombie, Alberto Brunori, envisage un rappel aux autorités du pays afin qu’elles n’aient pas recours à une répression généralisée des manifestations, comme c’est le cas actuellement.

En effet, depuis le 10 octobre, 32 universités publiques sont en grève afin d’obtenir une augmentation des ressources qui leur sont allouées. Le manque de financement de l’éducation publique tient en partie au fait que le système éducatif en Colombie s’est largement construit sur le modèle anglo-saxon de l’enseignement à but lucratif – le nombre d’universités privées de Bogotá allant jusqu’à égaler celui des universités privées de toute l’Europe. C’est sans doute la raison pour laquelle de nombreuses personnalités comme Pepe Mujica (ancien président de l’Uruguay) soutiennent « le rêve d’une éducation pour tous, surtout pour les plus oubliés ».

Le musicien et ex-membre de Pink Floyd Roger Waters s’est également joint à la cause des luttes étudiantes, en transformant, dans sa tournée latino-américaine, le fameux couplet d’« Another Brick in The Wall » en « We do need more education ». À son tour, par le biais d’une lettre adressée au mouvement étudiant, le fameux pédagogue Julián de Zubiría souligne à quel point le pays doit être fier de ce mouvement et du sacrifice des manifestant-e-s : « Notre âme est endolorie en apprenant que la plupart d’entre vous sont menacés et qu’à cause de cela, vous devez user de multiples stratagèmes de sécurité, ce qui est particulièrement triste quand nous nous rendons compte que la majorité d’entre vous atteignent à peine l’âge de 22 ans. »

Outre ces mobilisations, le deuxième anniversaire de la signature des accords de paix (24 novembre) mettant juridiquement fin à une guerre de plus de 50 ans avec les guérilleros des Farc, est marqué par un climat de persécution politique contre l’opposition. Malgré le « pacte pour la vie et la protection des leaders sociaux et défenseurs des droits de l’homme » signé le premier mois de la prise de pouvoir par le président actuel, un fossé semble éloigner les propos tenus publiquement et la réalité du terrain. Chaque citoyen-ne colombien-ne a conscience du danger qu’il-elle court si son nom ou son identité sont repérés sur les réseaux sociaux en tant qu’activiste, ne serait-ce que pacifique, en quête d’un changement social, environnemental ou politique. Ces menaces dépassent le cadre national, atteignant également des mouvements citoyens colombiens à l’étranger, y compris en France. Même si « l’État le nie, les assassinats de membres de mouvements populaires sont systématiques depuis que les accords de paix ont été signés », soutient le journaliste Jaime Gonzáles.

Persécutions jusqu’en France

De fait, la signature des accords de paix a eu des conséquences paradoxales. Beaucoup de zones abandonnées par les Farc ont été récupérées par des groupes paramilitaires et des bandes criminelles. Dans ces régions, « les Farc sont parties et l’État n’est jamais arrivé », dit Carlos Guevara, directeur de Somos Defensores, institution chargée de défendre les droits de l’homme en Colombie. D’après Gustavo Petro, représentant de l’opposition, « nous sommes face à la naissance d’une nouvelle forme de violence en Colombie, qui répète la guerre perpétuelle ».

L’un des symptômes les plus explicites de cette répression est précisément la persécution judiciaire de Gustavo Petro. Celui-ci est actuellement accusé pour de vieux dossiers datant de 2012 lors de son mandat comme maire de Bogotá. Plusieurs amendes lui ont été infligées (l’équivalent de 90 millions d’euros), dont une pour avoir adopté des mesures censées aller à l’encontre de la libre concurrence dans la collecte des déchets de la ville, et une autre pour avoir baissé le prix des transports publics. L’ex-contrôleur de Bogotá, Juan Carlos Granados, est l’un des leviers les plus virulents de cette machinerie politique. Certains parlent même d’une tentative d’« assassinat politique », portant ainsi atteinte au droit électoral stipulé dans la Convention interaméricaine des droits de l’homme. La sénatrice Aida Vella ira jusqu’à dire : « Quand on ne nous tue pas, on essaye d’autres moyens de nous faire taire. » Ironiquement, l’ex-contrôleur Granados est lui-même inculpé pour avoir reçu un financement illicite de la part de la fameuse multinationale Odebrecht.

Face à cette menace, le sénateur Petro a appelé à une grève générale le 28 novembre, se joignant ainsi au mécontentement partagé par les autres secteurs actuellement mobilisés. Pour Juan Gabriel Gómez, professeur à l’Université nationale, la possibilité d’une telle mobilisation est aujourd’hui envisageable, car on assiste à un véritable « essoufflement de la démocratie représentative ».

Pour couronner le tout, les cent premiers jours de la présidence d’Ivan Duque ont culminé avec une tournée à Paris, à l’occasion du Forum pour la paix, du 10 au 13 novembre. Nombreux sont les secteurs à interpréter l’attitude du président au cours de ce voyage comme une imposture. Même des membres du parti au pouvoir se montrent critiques vis-à-vis de ses déclarations. Là, devant une soixantaine de chefs d’État, Duque s’est présenté comme un défenseur de la paix avec les Farc, alors que sa position initiale, à l’image de son parti politique, allait radicalement à l’encontre des accords de paix. Les opposant-e-s au gouvernement dénoncent de leur côté la mascarade de cette tournée parisienne, dans un contexte national de mobilisations générales et d’urgence humanitaire.

Cela dit, la visite du président Duque à Paris s’est conclue par des événements préoccupants qui signent le caractère autoritaire de son administration. Lors de son intervention publique à l’Unesco, le lundi 12 novembre, une quarantaine de citoyen-ne-s colombien-ne-s résidant à Paris ont été arbitrairement exclus de l’événement, sans aucune explication, alors qu’ils avaient suivi la procédure d’inscription indiquée. Certain-e-s ont été violemment expulsé-e-s de la salle avant même le début de l’intervention du président. C’est le cas notamment d’Edilberto Muñoz, aujourd’hui menacé sur les réseaux sociaux. Aucune explication publique n’a été fournie a posteriori, et l’hypothèse d’une « liste noire » élaborée par la délégation colombienne à Paris n’a pas été démentie.


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