Criminalité environnementale organisée : Carottes et anguilles : la tambouille toxique

La criminalité environnementale est devenue la troisième source de revenu du crime organisé. Elle progresse de façon exponentielle en raison du peu de risque encouru par ses auteurs. Cette criminalité a fait l’objet, le 15 juin, à Strasbourg, du colloque annuel du CEIFAC, un organisme spécialisé dans la formation à l’analyse financière criminelle. Policiers et juristes européen-nes y ont décrit l’ampleur du phénomène.

L’agriculture bio est un des secteurs investis par le crime organisé. Elle permet de toucher des subventions en vendant des produits qui n’ont de bio que le nom. (Photo : Mor Shani/Unspassh)

« On ne court pas vraiment après les grands éléphants d’Afrique, ce sont souvent de petits animaux qui sont en danger et leur trafic rapporte beaucoup d’argent aux criminels », relate le colonel Ludovic Ehrhart, numéro deux de l’Oclaesp, l’Office central de lutte contre les atteintes à l’environnement et à la santé publique. L’officier de la gendarmerie française précise son propos en citant le trafic de civelles, les alevins de l’anguille : « En raison du pillage des ressources halieutiques en Asie, les anguilles y ont disparu. Comme elles ne se reproduisent pas en captivité, des réseaux criminels prélèvent les alevins le long des côtes atlantiques en Europe. » Ces derniers mois, une coopération policière internationale entre la France, l’Espagne, le Portugal et la Belgique a abouti à la saisie de 250 kilos de ces alevins et à la neutralisation d’une organisation chinoise. « C’est expédié par fret aérien depuis Bruxelles, camouflé dans des bacs souples remplis d’eau et d’oxygène dans lesquels ça tient 8 heures. Elles sont ensuite élevées dans des bassins en Asie, où il faut compter entre 5 et 12 ans avant qu’elles soient commercialisables », détaille le colonel. À 5.000 euros le kilo sur les tables des restaurants de Tokyo, l’anguille est un mets de choix pour les Japonais et une confortable source de revenu pour les trafiquants. Au total, ce marché clandestin aurait généré quelque 3 milliards d’euros de chiffres d’affaires ces dernières années.

Cet exemple est l’une des multiples facettes de la criminalité environnementale organisée, qui a fait l’objet du colloque annuel du Collège européen des investigations financières et de l’analyse financière criminelle (CEIFAC), le 15 juin. Cet organisme, installé à Strasbourg, est spécialisé dans la formation à l’enquête financière à l’échelle européenne, l’un des moyens les plus efficaces pour lutter contre les réseaux criminels, selon le principe « follow the money ».

S’il n’existe, à l’heure actuelle, pas de définition universellement partagée des crimes environnementaux, ceux-ci recouvrent notamment le commerce illégal d’espèces sauvages, le vol et la contrebande de carburant, l’extraction illégale et le commerce de l’or, de diamants et d’autres minerais et ressources précieuses, le trafic et le rejet illégal de déchets toxiques et électroniques ainsi que les crimes liés à la pêche illicite. « Cette forme de criminalité existait déjà, mais on ne la regardait pas vraiment, il y a une prise en compte récente de ce phénomène en pleine augmentation », constate l’officier de gendarmerie.

« Une ingénierie criminelle 
très avancée »

Les profits illégalement amassés représentent de 110 à 280 milliards de dollars par an, selon Interpol, qui estime qu’ils progressent de 14 % chaque année. En matière de criminalité organisée, les délits environnementaux occupent désormais la troisième place derrière le trafic de stupéfiants et la contrefaçon. « Les crimes contre l’environnement ont des conséquences directes sur les générations futures et leur santé », avertit Chantal Cutajar, directrice du CEIFAC, en ouverture du colloque. « Ils alimentent la corruption et convergent vers d’autres crimes graves tels que le trafic de drogue et le travail forcé. Ces crimes privent également les gouvernements de ressources financières cruciales et ont des conséquences économiques importantes, notamment en concurrençant les entreprises licites », poursuit la juriste, spécialiste de l’investigation financière.

L’engouement grandissant des organisations criminelles pour les infractions environnementales s’explique par le peu de risques encourus au regard des revenus générés. Ancien agent de la Guardia Civil espagnole, José Antonio Alfaro dirige aujourd’hui Envicrim, un service spécialisé d’Europol : « Si on fait une saisie de cocaïne, les choses sont claires : c’est illégal et on sait qu’il y a une organisation criminelle derrière. En matière environnementale, c’est différent, car les auteurs des infractions exploitent les trous noirs des législations et des réglementations, et c’est plus difficile à détecter. » Le colonel Ludovic Ehrhart abonde : « Le contentieux environnemental est réglementaire et les malfrats font preuve d’une ingénierie criminelle très avancée : ils détectent les failles dans la réglementation et la loi que le législateur n’a pas vues. On est à front renversé et c’est pour cela que c’est compliqué, car il faut a minima bien connaître la réglementation. » C’est d’autant plus compliqué que l’illégal se mêle au légal.

Le trafic de bois illustre assez bien cette stratégie. Les grumes illégales sont mélangées à des grumes légales sur les bateaux qui les acheminent en Europe, notamment vers le port de La Rochelle, le plus important de l’UE dans ce secteur. « Il faut quand même être sacrément expert pour déterminer comment une grume est arrivée là et d’où elle provient, alors que sa traçabilité est noyée au milieu d’un bois légal », observe le militaire. Il évoque « une lutte acharnée » des autorités portuaires pour combattre ce trafic. Résultat : « Environ 40 % du bois importé en Europe est d’origine illégale. Quand vous achetez une table, une partie du bois dont elle faite est illégale. En principe, le vendeur ne le sait pas car le bois a été blanchi. »

La corruption au centre des affaires

Ce commerce s’appuie davantage sur la corruption que d’autres formes de criminalité. Cela va du petit fonctionnaire produisant un faux certificat depuis son bureau à l’autre bout du monde à la personnalité politique de premier plan. Dans ce cas, le crime environnemental est doublé d’une atteinte à la probité.

Sans trop en dévoiler, le magistrat français Jean-François Bohnert, chef du parquet national financier (PNF) rapporte les poursuites engagées contre « le président d’un conseil départemental du nord-ouest de la France », dans une affaire d’installation d’une usine de recyclage de déchets issus de l’industrie automobile. Le projet n’a finalement pas abouti en raison de l’opposition d’associations écologistes, l’entreprise bénéficiaire du marché voulant simplement stocker les déchets sans égard pour l’environnement. Le « pacte de corruption » semble, lui, avoir été bien consommé, l’édile ayant accordé le permis moyennant un renvoi d’ascenseur. L’entreprise a été condamnée au paiement d’une amende de 7 millions d’euros, tandis que l’élu comparaîtra devant un tribunal correctionnel pour délit de favoritisme.

Photo : Wiki Commons

En matière environnementale, les législations fleurissent et se complexifient avec la « transition écologique » ainsi qu’avec la demande des consommateurs qui évolue face au péril climatique et à l’effondrement de la biodiversité. Le faux bio, par exemple, ouvre de nouvelles portes aux criminel-les, qui peuvent de surcroît bénéficier de subventions nationales ou européennes pour les cultures. En 2021, dix maraîchers normands et deux intermédiaires ont ainsi été condamnés pour avoir vendu sous label bio des carottes de sable, une variété recherchée et coûteuse. En réalité, la nuit, elles étaient arrosées de dichloropropène, un pesticide interdit dans l’UE en 2018, mais pour lequel l’Espagne avait obtenu une dérogation. Le produit était acheminé en camion, précédé d’une voiture ouvreuse, depuis la péninsule ibérique et les trafiquants communiquaient par messagerie cryptée. La technique est classique et éprouvée dans le trafic de drogue. Dans les deux cas, la méthode relève du crime organisé.

L’affaire montre aussi le double défi auquel font face les autorités européennes dans la lutte contre la criminalité environnementale : sa dimension transnationale dans le mode opératoire et le manque d’harmonisation des législations au sein de l’UE. Les intervenant-es au colloque du CEIFAC l’ont dit et martelé : la coopération et l’échange de renseignements entre autorités des 27 États membres – et au-delà – sont indispensables. Comme le montre l’affaire des anguilles, ceux-ci existent déjà et portent leurs fruits. Mais tout le monde appelle à leur renforcement et à une dotation en moyens humains à la hauteur de l’enjeu. José Antonio Alfaro, l’agent d’Europol, plaide en faveur de la création d’une « task force » européenne en soutien aux États membres, dont certains n’ont pas d’unités spécialisées.

Hugo Chavez pour conclure

Sur le plan législatif, une directive à caractère pénal devrait voir le jour dans les prochains mois. Elle remplacera un précédent texte de 2008, tombé en désuétude. La nouvelle directive a déjà été adoptée par les eurodéputé-es, mais elle doit encore passer sous les fourches caudines du Conseil européen, avec la crainte qu’il en amenuise la portée.

La directive précisera et quantifiera des points demeurés dans le vague et dont les criminel-les tirent profit. « Pour les avocats, la notion de dommage substantiel, par exemple, c’est du pain bénit. Ils vont discuter de la place de la virgule pendant des années, en multipliant les recours jusqu’à la Cour de justice de l’Union européenne. C’est une manière de gagner du temps », explique Philippe De Koster, directeur de la CTIF-CFI, la cellule de renseignement financier (CRF) belge. Il déplore la lenteur des avancées et la faiblesse des sanctions : « En Belgique, vous payez une amende plus lourde si vous triez mal vos poubelles que si vous installez une décharge illégale. »

Alors que le royaume a adopté une loi sur le crime d’écocide, Philippe De Koster met en garde contre les velléités de se poser en « donneurs de leçons, car l’Union européenne est un des plus grands pollueurs et nous exportons cette pollution ». Plus optimiste sur la volonté politique de lutter contre le crime environnemental, la magistrate française Sarah Rouy pointe également « une responsabilité pour l’Union européenne, car les pays les plus vulnérables au changement climatique sont aussi les plus vulnérables économiquement et socialement ».

À leurs côtés, le médiatique juge d’instruction bruxellois Michel Claise affirme : « Nous ne sommes pas suffisamment armés pour apporter une réponse judiciaire à cette atteinte terrible à notre planète. » Pour le magistrat, « on a loupé le coche » en 1998 lors de la signature du traité de Rome : « Nous avions la possibilité de faire des crimes environnementaux des crimes poursuivis devant la Cour pénale internationale. » Michel Claise craint « que nos gouvernements n’aient pas véritablement bien saisi toute la portée de ce qui nous attend en termes de survie ». Un brin espiègle, il cite Hugo Chavez sans le nommer : « Si le climat était une banque, les pays riches l’auraient déjà sauvé. »

Blanchiment : grosses lacunes

Les organisations criminelles agissant dans le domaine environnemental génèrent de 110 à 280 milliards de dollars de profits par an, des fonds qu’il leur faut ensuite blanchir en les injectant dans l’économie légale. Dans une étude publiée en 2021, le Groupe d’action financière (Gafi) estime que deux tiers de ces revenus proviennent de crimes forestiers, de l’exploitation minière illégale et du trafic de déchets. L’organisme intergouvernemental indépendant déplore le faible niveau de la lutte contre le blanchiment de ces capitaux par les États. « Les mesures prises par les gouvernements pour identifier et bouleverser ces flux financiers n’ont pas été proportionnelles à l’ampleur du problème », écrit ainsi le Gafi. Il impute ce déficit à une coordination internationale insuffisante et à un manque de moyens mobilisés pour lutter contre le blanchiment. Mais il estime aussi que « certains pays pâtissent d’un manque de sensibilisation sociale et de volonté politique à suivre l’argent de ces crimes ». De façon générale, le Gafi constate que « la lutte contre le blanchiment de capitaux est souvent absente du dialogue sur les politiques publiques en matière de protection de l’environnement ».


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