Assombri par le passé scabreux du réalisateur, « J’accuse » est néanmoins un film qu’il faut voir. Moins pour la narration de l’affaire Dreyfus, mais pour le portrait minutieux d’une machine bureaucratique et secrète qui finit par exploser à sa propre figure.
Malgré les accusations faites par la photographe Valentine Monnier, qui a témoigné d’un viol par le réalisateur en 1975 dans son chalet suisse, et malgré l’aura de prédateur sexuel dont Polanski ne saura plus jamais se défaire, « J’accuse » a été un relatif succès au box-office. Et cela sans grande promo, les principaux acteurs comme Jean Dujardin ou Louis Garrel fuyant les médias pour ne pas qu’on leur pose la question de savoir pourquoi ils ont accepté de travailler avec cet homme (Emmanuelle Seigner étant excusée en tant qu’épouse du réalisateur). En matière de courage, cela équivaut aux généraux français dans le film lui-même, qui ont toutes les difficultés du monde à admettre avoir falsifié les preuves qui ont mené Dreyfus au bagne. Mais du moins, les acteurs ne tentent pas de se justifier. Cela démontre que le système patriarcal dans le monde du cinéma n’est peut-être pas encore à terre, mais qu’il est sérieusement en train de vaciller. C’est une bonne chose ; pourtant elle ne rend pas une autre évidence moins dérangeante : même les monstres peuvent être des réalisateurs de génie.
Polanski a fait le pari de raconter l’histoire non pas à partir de la perspective de la victime, mais a mis Marie-Georges Picquart au centre de son œuvre. Ce militaire de carrière, d’origine alsacienne (comme Dreyfus d’ailleurs), sera aux commandes du renseignement militaire juste après la condamnation et le bannissement de Dreyfus sur l’île du Diable, au large de la Guyane française. Le contexte de l’époque est sous haute tension. La France vient de se prendre une claque énorme après les victoires militaires allemandes de 1871 et la perte de l’Alsace et de la Lorraine. Aux sentiments antiallemands se mêlent des relents d’antisémitisme, les Juifs ayant toujours été associés à l’image de traîtres lors des crises nationales françaises. Ce n’est pas pour rien que l’antisémitisme occidental moderne est né dans la douleur de la Révolution française.
Ajoutez-y une Troisième République moisie où s’affrontent des passions politiques inconciliables, et vous saurez pourquoi trouver un petit Juif qui aurait trahi sa nation donne du baume au cœur à certains militaires aigris. Picquart va pourtant trouver le vrai traître, un dénommé Marie Charles Ferdinand Walsin Esterhazy. Coureur de jupons notoire, militaire à la carrière brisée, celui-ci a révélé des secrets concernant la nouvelle artillerie française à l’ambassade d’Allemagne contre des sommes d’argent. Mais au lieu d’innocenter Dreyfus, la hiérarchie militaire va enfoncer Picquart, qui passe lui-même derrière les barreaux. Avant d’être libéré et de devenir ministre de la Guerre – puis mourir d’une chute de cheval juste avant la Grande Guerre.
En fin de compte, le « J’accuse » d’Émile Zola ne joue qu’un rôle marginal dans le film. Le fameux article n’a en réalité pas participé immédiatement au dénouement de l’affaire, mais a plutôt détruit la carrière de l’écrivain. Ce qui importe pour Polanski, c’est une analyse minutieuse des mécaniques bureaucratiques qui ont mené à cette énorme injustice. Les petits mensonges qui font boule de neige et ne peuvent être arrêtés, même pas par les militaires, lorsqu’ils deviennent avalanches devant la justice, la fabrication de faux qui tourne mal et les jeux de pouvoir dans un monde politique français en pleine déconfiture.
C’est pour ce portrait sans fard d’une France au bout du rouleau avant l’avènement du 20e siècle qu’on devrait voir « J’accuse ». Finalement, les choses n’ont évolué qu’à l’extérieur et non pas dans leur fonctionnement interne. Et peut-être qu’un jour Polanski passera lui aussi devant le tribunal qu’il mérite – et ne pourra plus se tirer d’affaire en se comparant à Dreyfus, comme il l’a fait…
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