Luc Frieden a redit le soutien indéfectible du Luxembourg à l’Ukraine, devant le parlement, ce 4 mars. Prenant acte du « changement fondamental » amorcé par Donald Trump vis-à-vis de l’UE, il plaide pour la construction d’une défense européenne plus indépendante, tout en admettant qu’il sera difficile de se passer des États-Unis. Le débat qui a suivi a notamment posé la question du financement du réarmement européen.

Luc Frieden s’adresse aux parlementaires sur l’Ukraine et la défense européenne, ce mardi 4 mars. (Photo : Chambre des députés)
« Il y a des moments dans l’histoire d’un pays ou d’un continent où vous sentez un changement fondamental, où l’histoire et la réalité dans laquelle nous vivons prennent une autre direction » : c’est par ces mots empreints de solennité et de gravité que Luc Frieden a commencé sa déclaration sur l’Ukraine et la sécurité européenne, au parlement, ce mardi 4 mars. Pour le premier ministre luxembourgeois, le jeu de massacre auxquels se sont livrés quelques jours plus tôt le président américain et son vice-président à l’encontre de Volodymyr Zelensky, dans le Bureau ovale de la Maison Blanche, constitue un point de bascule. Et quelques heures avant le discours de Luc Frieden, Washington avait annoncé la suspension de ses livraisons d’armes à l’Ukraine.
Devant les député·es, le premier ministre a livré son analyse de la nouvelle donne géopolitique imposée à l’Ukraine et à l’Europe par Donald Trump, dont il n’a pas cité le nom une seule fois au cours de son discours de vingt minutes. Il a réaffirmé le soutien et la solidarité du Luxembourg avec l’Ukraine et son président, rappelant que « la Russie est l’agresseur et l’Ukraine la victime », ce que conteste Trump dans une tentative de réécrire l’histoire. « L’Ukraine se bat aussi pour nos libertés et pour le droit international », a jugé le premier ministre, qui a dès lors annoncé la poursuite de l’aide à Kyiv. « Clairement, ça veut dire que rien ne pourra se décider sans l’Ukraine : on ne peut pas juste dire à un pays qu’on va lui enlever un bout de son territoire en l’écartant de la table des négociations. » Il en va de même pour la sécurité de l’Europe, sur laquelle « on ne peut pas traiter les Européens comme de petits enfants ». À l’unisson de ses homologues européen·nes, Luc Frieden estime qu’un cessez-le-feu ne peut pas être conclu « s’il ne s’appuie pas sur un concept de paix durable avec des garanties de sécurité pour l’Ukraine ». Dans le cas contraire, « ce serait une invitation à la Russie ou à d’autres à continuer jusqu’à Varsovie, même s’il y a un arrêt temporaire de la guerre », a poursuivi le premier ministre sur un ton alarmiste.
Si un accord de paix solide est trouvé, il n’exclut pas l’envoi de soldats luxembourgeois sur le sol ukrainien, mais dans le strict cadre d’une mission de maintien de la paix et sous mandat international de l’ONU ou de l’UE.
Pour Luc Frieden, la sécurité de l’Ukraine est aussi celle de l’Europe et, face « au moment historique que nous vivons depuis le 20 janvier (l’entrée en fonction de Donald Trump, ndlr), l’Europe doit être plus unie et prendre davantage de responsabilités », alors que Washington affiche désormais sa franche hostilité à l’encontre de l’UE. « Ce n’est pas contre les États-Unis, mais pour l’Europe », a soutenu le chef du gouvernement, convoquant le souvenir de la Libération pour proclamer son amitié au peuple américain. À l’instar des autres dirigeants européens, Luc Frieden veut renforcer la souveraineté économique, énergétique et industrielle de l’Europe. Il a salué au passage, mais sans la nommer, la proposition de directive omnibus de la Commission européenne « en faveur de la compétitivité de nos entreprises ». Ce texte est décrié par la société civile, qui y voit une dérégulation sans précédent en faveur du business, s’inscrivant dans la droite ligne de celle mise en œuvre aux États-Unis par Trump.
L’ADR favorable à une paix injuste
Le gros morceau des investissements concernera incontestablement le relèvement des « capacités de défense » de l’UE, autrement dit son réarmement. Luc Frieden a cependant rappelé que le budget militaire américain représente actuellement 70 % des dépenses de défense de l’ensemble des pays de l’Otan. Invoquant la « realpolitik », il pense que l’Europe ne pourra pas se passer des États-Unis pour sa sécurité et qu’il faudra trouver des voies de compromis. Une perspective délicate au vu de l’attitude de Trump, traitant l’Europe en vassal, dont il exige la soumission et les richesses.
Il faudra néanmoins avancer, notamment avec le plan « Rearm Europe », présenté par Ursula von der Leyen, prévoyant 800 milliards d’euros pour l’armement ces prochaines années. Une somme considérable, mais loin des plus de 900 milliards de dollars que Washington consacre chaque année à son armée. Quoi qu’il en soit, l’Europe – et le Luxembourg – vont procéder à une hausse substantielle des budgets consacrés à la défense. Luc Frieden maintient l’objectif de 2 % du revenu national brut pour 2030, mais avertit qu’il faudra aller au-delà, sans fixer de seuil, alors que d’autres pays européens évoquent 3 ou 3,5 %.
« L’histoire s’écrit en 2025 et le Luxembourg est du bon côté de l’histoire, celui de la liberté, des droits humains et du droit international », a conclu Luc Frieden. Son initiative de s’adresser au parlement a été saluée par tous les partis, qui ont acquiescé à la poursuivre de l’aide à l’Ukraine. À l’exception notable, mais pas surprenante, de l’ADR, dont le chef de file au parlement, Fred Keup, a dit préférer « une paix injuste à une guerre juste », provoquant des remous dans les travées de la Chambre. Il a une nouvelle fois plaidé pour la levée des sanctions contre Moscou. Comme ses partis « frères » de l’extrême droite européenne, l’ADR partage avec Poutine et Trump la détestation de l’UE, ce qui laisse songeur quant à la sincérité de son patriotisme, dont il s’autoproclame le champion.

(Photo : Chambre des députés)
Gilles Zeimet pour le CSV, Gusty Grass pour le DP, Yves Cruchten pour le LSAP et Sven Clement pour les pirates ont rejoint l’analyse du premier ministre, insistant sur la défense des valeurs démocratiques de l’UE. Pour les verts, Sam Tanson a convenu avec malice qu’il n’était pas courant pour elle de s’accorder avec Luc Frieden, « mais nous faisons partie d’une démocratie vivante et vous pouvez compter sur nous pour la défendre ». Selon la députée Déi Gréng, le slogan « America First signifie Europe Alone », et les Européens doivent dès lors trouver un moyen de financer leur défense. Tandis que les autres intervenants avaient souligné qu’il y aura « un prix à payer pour sauvegarder nos libertés », Sam Tanson s’est voulue rassurante, certifiant que trouver l’argent est avant tout un sujet de « technicité ». « La question n’est pas de savoir si nous pouvons le faire, mais si nous voulons le faire », a-t-elle affirmé, rappelant que l’on trouve l’argent quand l’urgence l’impose. « Mais nous ne devons pas commettre l’erreur de jouer la sécurité contre le progrès : la technologie, la formation et le climat font partie de notre stratégie de souveraineté », a dit Sam Tanson.
Déi Lénk convoque Roosevelt
Un propos rejoignant en partie celui de David Wagner. Le député Déi Lénk s’est prononcé en faveur de la poursuite de l’aide à l’Ukraine, tant militaire qu’économique et sociale. « Une victoire de la Russie ne serait pas seulement catastrophique pour les Ukrainiens, mais aussi pour la population russe », a développé le député, dénonçant « l’impérialisme fasciste de Poutine », une position constante chez Déi Lenk. « Mais le financement de la défense européenne ne doit pas être à la charge des gens qui travaillent ou au détriment des acquis sociaux et des services publics », a poursuivi David Wagner. Il a préconisé la saisie des avoirs gelés des oligarques russes en Europe, non pour l’achat d’armes, mais au bénéfice des populations ukrainiennes. À son tour, il a convoqué le souvenir de Franklin Delano Roosevelt, qui avait très lourdement imposé les grandes fortunes et le capital pour financer l’effort militaire américain lors de la Seconde Guerre mondiale.
Luc Frieden n’a pas dit comment il entend financer la hausse du budget militaire luxembourgeois. Il a indiqué qu’il consultera les partis représentés à la Chambre dans les deux semaines à venir. Il veut parvenir à « un consensus le plus large possible » sur cette question et, plus globalement, sur la position du Luxembourg face au grand chambardement déclenché par Trump. Il a promis aux parlementaires qu’il les informera des résultats du Conseil européen consacré au réarmement de l’Europe, ce jeudi 6 mars. « Le débat de ce jour n’est pas le premier sur ce sujet et ce ne sera pas le dernier », a affirmé Luc Frieden. Le désengagement des États-Unis en Europe, entamé sous le mandat de Barack Obama, puis freiné par l’invasion de l’Ukraine, devient une réalité brutale sous Trump.