L’asbl Passerell vient d’éditer un petit volume titré « Réhumanisez-moi » reprenant neuf destins de réfugié-e-s passé-e-s dans ses bureaux. L’occasion de nous entretenir avec une de ses fondatrices, Cassie Adélaïde.
woxx : Quand on tape « Réhumanisez » dans un traitement de texte, l’autocorrection souligne ce verbe en rouge. Qu’est-ce que cela vous évoque que ce mot ne semble pas exister ?
Cassie Adélaïde : Évidemment, cela ne devrait pas être nécessaire ou utile de disposer d’un mot pareil. Les gens ne devraient pas perdre leur humanité et ne devraient pas avoir besoin de reconstruire leur dignité. Donc, je comprends qu’il n’existe pas et c’est malheureux qu’on ait à l’inventer.
Ne faudrait-il pas humaniser le droit d’asile avant d’avoir à réhumaniser les gens ?
En fait, c’est la position qu’on défend. Le droit a déjà vocation à défendre l’humanité. Les droits fondamentaux sont en haut de la hiérarchie des normes, donc toute décision juridique ou administrative a pour condition préalable de respecter les droits fondamentaux. Mais c’est l’usage qui en est fait qui peut dériver de cet objectif. Je me souviens, quand nous avions vu ‘Grand H’ (documentaire de Frédérique Buck sur le sort des réfugié-e-s au Luxembourg, ndlr), ça nous a frappé-e-s de voir cette opposition entre droit et humanité. Que des gens se sentent obligés d’aller contre le droit, sans quoi la situation deviendrait insoutenable. Alors qu’en fait, c’est le contraire qu’il faut faire : le droit doit être au service de l’humain. Le contenu des articles de loi n’est pas en cause : le problème, c’est comment ils sont appliqués.
Pourriez-vous décrire l’engagement et le travail de Passerell qui ont découlé de cette idée ?
À l’origine, l’association s’est créée pour la socialisation entre les citoyen-ne-s luxembourgeois-e-s et les demandeuses et demandeurs d’asile. Ces projets sont toujours en cours et nous tiennent à cœur. Mais comme on était un réseau de juristes et de gens ayant des compétences juridiques, on s’est très vite retrouvé-e-s face à des besoins et des questionnements d’ordre juridique. Et on a décidé d’y répondre en créant la cellule de veille et d’action juridique – appelée Pink Paper. L’objectif, c’est mobiliser le droit pour défendre les gens. Les trois quarts du temps lors de la permanence sont passés à informer les gens sur ce que sont leurs droits. En les outillant avec ces informations, ils et elles seront capables de faire valoir ces droits. Le reste, ce sont des cas complexes auxquels on ne peut pas y répondre directement – où de la recherche est nécessaire.
« On constate tous les jours les limites de l’assistance judiciaire. »
Un challenge pour les juristes, alors.
Oui, ça peut être passionnant. Ce qu’on veut aussi, c’est élever le débat, parce qu’il y en a besoin. Le président du tribunal administratif a dit que c’était une matière ennuyeuse et dévalorisante pour les magistrat-e-s. Il nous semble que c’est le contraire : le droit d’asile requiert des connaissances extrêmement poussées en géopolitique, en droit international – puisque la convention de Genève, ce n’est même pas du droit européen –, en droit européen et finalement en droit national. C’est extrêmement complexe, pointu et évidemment lourd de conséquences, puisqu’on parle de vies humaines.
Vous considérez-vous comme faisant le boulot de l’administration en informant les gens sur leurs droits ?
C’est complémentaire. En fait, l’administration nous répond que le l’État Luxembourgeois finance déjà l’assistance judiciaire, ce qui n’est pas le cas de tous les pays européens, et que donc ça suffit. Sauf qu’on constate tous les jours les limites de l’assistance judiciaire. D’abord, son tarif n’est pas celui du marché – ce qui a pour conséquence qu’elle attire une poignée d’avocat-e-s passion-né-es et motivé-e-s par la matière, mais il y a aussi des débutant-e-s, qui peuvent être bons mais qui manquent d’expérience. Il peut y en avoir aussi qui malheureusement sont incompétent-e-s, et qui font ça parce que c’est du chiffre d’affaire assuré. On arrive parfois à des prestations de très mauvaise qualité. On a des expériences carrément hallucinantes qu’il serait utile de dénoncer au barreau. Mais ce n’est pas notre rôle : il nous est arrivé de corriger des situations qui n’auraient jamais dû arriver, mais notre objectif est plutôt de stimuler le débat juridique.
Mais qui demande l’asile reçoit tout de même une liste d’avocat-e-s ?
Oui, dès que la demande est déposée, une liste d’avocat-e-s qui se sont porté-e-s volontaires est donnée aux demandeuses et demandeurs d’asile. Elles et ils sont libres de les appeler et doivent signer une fiche mentionnant qu’ils ont compris qu’ils ont cette possibilité.
Dans les neuf cas que vous avez retenus pour le livre, toutes les histoires ne finissent pas bien. Comment vivez-vous ce contact permanent avec des drames humains ?
Sur les neuf récits, on a pris soin d’en choisir qui finissent bien – et encore, bien du point de vue administratif. Si vous prenez par exemple le chapitre ‘Un survivant’, la personne a obtenu le statut finalement et dispose d’une certaine liberté. Mais de là à dire qu’elle va bien, c’est un grand pas. Même lorsque nous avons la sensation d’avoir bien travaillé, c’est humainement très difficile à vivre au quotidien. Mais c’est aussi un des objectifs de ce livre : faire déjà un travail pédagogique pour expliquer notre action. L’autre est le besoin de témoigner, parce que quelquefois c’est insupportable de partir, de prendre le bus et d’être avec des gens qui n’ont aucune conscience de cela. On a presque envie de crier et d’alerter sur ce qu’on entend. De leur dire que le viol est utilisé comme une arme de guerre et que les gens qui le subissent ne trouvent pas toujours la protection à laquelle ils ont droit – même au grand-duché.
« Il nous est arrivé de corriger des situations qui n’auraient jamais dû arriver. »
Dans ce cas précis, même la fondation « Stand Speak Rise Up » de la grande-duchesse n’a pas voulu vous aider.
Elle n’a pas dit non. La fondation nous a fait savoir qu’elle ne pouvait pas faire d’ingérence et qu’elle devait respecter la séparation des pouvoirs. Au final, personne ne s’est mouillé pour ce cas et cette femme est repartire seule avec son enfant sous le bras.
Dans votre livre, il y a aussi des gens qui disparaissent dans la nature.
Il y en a tous les jours. Beaucoup pour échapper aux transferts intra-européens. En 2019, le Luxembourg a envoyé 983 requêtes de transfert de demandeur d’asile à un autre état membre. Ce chiffre est à comparer aux 2047 demandes d’asile enregistrées en 2019. Le but du règlement Dublin, c’était au départ d’éviter le gaspillage, pour qu’il n’y ait pas une multitude de demandes déposées partout dans l’Union européenne ; c’était aussi de faire mieux fonctionner le droit d’asile. Aujourd’hui, c’est une véritable usine à gaz : les États membres consacrent des ressources considérables pour traiter ces transferts, le contentieux afférent sans parler de l’hébergement induit par le prolongement de la procédure. Donc ce règlement dysfonctionne complètement. Au lieu d’uniformiser les conditions d’accueil et de procédures, les états membres se livrent à un nivellement par le bas afin d’être moins attractif que son voisin. Ici, c’est notamment la SHUK ou l’état d’insalubrité du bâtiment du foyer de premier accueil. Il y aurait d’autres méthodes pourtant : on pourrait donner par exemple aux demandeuses et demandeurs le droit de choisir un pays, en leur interdisant de déposer une demande dans un autre. Ça répondrait déjà à la logique de ne pas multiplier les demandes et soulagerait évidemment l’Italie, l’Espagne et la Grèce.
« On a presque envie de crier et d’alerter sur ce qu’on entend. »
Comment vivez-vous les rapports avec la Direction de l’immigration – ami-e-s ou ennemi-e-s ?
Cette direction est un soutien, parce qu’elle nous a accordé un subside de 3.750 euros. Ce n’est pas à la hauteur de nos besoins et on espère évidemment que ça peut aller plus loin à terme. On réclame notamment et activement un appel à projets du fonds « Asile migration et intégration », parce que le Luxembourg reçoit des fonds européens pour l’asile, mais que la part de ces fonds alloués par la Direction de l’immigration s’est largement concentré sur le financement du centre de rétention et de la politique de retour. Beaucoup moins dans l’information sur les droits ou dans le soutien au regroupement familial pour les parents d’enfants mineur-e-s isolé-e-s. Nous avons donc des relations régulières, la direction accepte de nous parler, ce qui est déjà un honneur et une occasion utile d’échanger nos points de vue.
Que constatez-vous lors de ces échanges ?
On voit qu’il y a plus ou moins de flexibilité en fonction des flux de personnes. Cela fait deux ans qu’on travaille sur les transferts Dublin vers l’Italie, et à un moment, en novembre 2018, le ministre Asselborn a décidé d’arrêter de renvoyer les familles et les femmes en Italie. Ça pose tout de même la question des hommes célibataires, qui eux aussi ont pu subir des tortures très violentes en Libye ou dans leurs pays d’origine. Mais surtout, ce qu’on a observé, c’est dès décembre 2018 l’effet très direct de la politique de Matteo Salvini, qui fait fermer des camps à foison : tout à coup, des centaines de personnes sont arrivées. On a une centaine d’Érythréen-ne-s Dublin d’Italie qui sont arrivé-e-s en décembre 2018, une autre centaine en janvier 2019. Et assez vite, le critère de la vulnérabilité n’a plus joué, parce que sinon ç’aurait été l’afflux. Finalement, on se retrouve avec un ministère qui a une réaction assez similaire à l’Italie : il finit par dire que trop c’est trop. Donc, comme ailleurs en Europe, l’interprétation du droit de la part du ministère et de la Direction de l’immigration est à géométrie variable selon les flux. Pour pallier cela, nous demandons un dispositif de détection des vulnérabilités tout au long de la procédure d’asile.
« C’est le début de la fin du droit d’asile, et ça fait très peur. »
À quoi vous attendez-vous avec la situation actuelle aux frontières entre la Grèce et la Turquie ?
C’est extrêmement révoltant, puisque l’Europe est en train de renoncer au droit d’asile. Je comprends bien l’argument de dire que c’est Erdoğan qui utilise ces personnes pour faire pression. Et bien sûr que c’est honteux. Mais c’est bien beau de le dire quand il y a 3,8 millions de réfugié-e-s en Turquie et qu’Erdoğan dénonce un prochain afflux avec la situation à Idlib. Du coup, l’Europe ne veut pas prendre ses responsabilités dans cette guerre, et abandonne donc le droit d’asile. Malheureusement, la fermeté à la frontière grecque intervient une quinzaine de jours après que la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) à Strasbourg, a légitimé des reconductions expéditives de migrants qui avaient forcé le passage à Melilla, l’enclave espagnole au Maroc. Ils s’étaient plaints du fait qu’ils étaient empêchés d’exercer leur droit de déposer une demande d’asile et la CEDH a donné raison à l’Espagne, malgré le fait que cette frontière est fermée. C’est le début de la fin du droit d’asile, et ça fait très peur.