Économie et droits humains : L’État est un cordonnier mal chaussé

Ce n’est pas le zéro pointé mais ça y ressemble : sur 27 établissements publics et entreprises détenues par l’État, 18 ne prennent pas en compte les droits humains dans l’exercice de leurs activités. Établi par l’ASTM trois ans après l’entrée en vigueur d’un plan national, ce bilan contredit les engagements du gouvernement, qui voulait rendre ces sociétés exemplaires en la matière.

La Spuerkeess fait partie des mauvais élèves alors qu’elle est active dans la finance, un secteur jugé à risque en matière de droits humains. (Photo : Luca Vavassori/Unsplash)

Les bonnes intentions d’abord : il y a trois ans, le gouvernement lançait le Plan d’action national sur les entreprises et droits humains (PAN) pour la période 2020 à 2022. Charité bien ordonnée commençant par soi-même, il s’était engagé à faire des établissements publics et des entreprises dont l’État est l’actionnaire majoritaire ou principal des modèles en matière de devoir de vigilance. « Afin de donner le bon exemple, le gouvernement invite les entreprises dans lesquelles il détient une participation majoritaire à prendre les décisions nécessaires pour mettre en place une diligence raisonnable et faire respecter les droits humains dans leurs activités économiques », avait déclaré le ministre des Affaires étrangères, Jean Asselborn, lors du lancement du plan.

Le chef de la diplomatie luxembourgeoise entendait ainsi conformer ces sociétés à l’une des exigences des Principes directeurs des Nations unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme (PDNU), adoptés en 2011. Ceux-ci stipulent notamment que les « États devraient prendre des mesures plus rigoureuses pour exercer une protection contre les violations des droits de l’homme commises par des entreprises qui leur appartiennent ou sont contrôlées par eux ».

Concrètement, les entreprises doivent évaluer et prévenir les risques de leurs activités sur les droits humains, remédier aux éventuelles violations et permettre aux victimes d’introduire des recours juridiques dans le pays où est domicilié le siège de la société. La problématique est plus souvent associée à des multinationales privées, aux activités risquées et dont la chaîne de valeur s’appuie sur une multitude de fournisseurs et sous-traitants dans le monde. C’est par exemple le cas du secteur minier, l’industrie extractive étant régulièrement pointée pour les mauvais traitements réservés aux populations locales et les dégâts environnementaux qu’elle engendre. La multinationale luxembourgeoise Ternium, récemment accusée par des ONG pour sa responsabilité dans la disparition de deux militants au Mexique, illustre ces cas médiatisés et parfois tragiques (woxx 1722).

Pas de révélation mais des 
mauvaises notes

Mais qu’en est-il du danger de violations des droits humains par des entreprises liées à l’État luxembourgeois, telles que les CFL, Post, la Banque centrale ou encore le Fonds du logement ? « Ces entreprises n’échappent pas à la mondialisation, elles opèrent de plus en plus à l’international et travaillent dans des secteurs dont certains comportent des risques », argumente Antoniya Argirova, responsable plaidoyer chez l’ASTM et co-autrice de l’étude. L’ONG a effectué un bilan des engagements pris par ces entreprises sur les droits humains, alors que le plan d’action du gouvernement est arrivé à échéance fin 2022.

Photo : Erich Westendorf/Pixabay

Si l’on voit bien comment des sociétés comme Cargolux ou le Forestry and Climate Change Fund s’étendent à l’étranger, cela paraît moins évident pour le Fonds Belval ou la Nordstad Entwécklungsgesellschaft, aux activités très locales et pourtant listées comme entreprises à risque. « Il y a l’origine des matériaux utilisés dans la construction ou encore le travail clandestin qui peuvent poser problème », détaille Nadine Haas, chargée de recherches à l’ASTM.

« Mettre le focus sur ces entités publiques est important car elles se doivent d’être exemplaires, ne serait-ce que parce que les États ont une obligation légale de protéger les droits humains en vertu du droit international. Ensuite, il s’agit d’une question de crédibilité vis-à-vis du privé auquel le gouvernement va demander de se conformer au devoir de vigilance », soutient Antoniya Argirova.

Trois ans plus tard, l’engagement sur les droits humains des entreprises liées à l’État est « très insuffisant », affirme l’ASTM dans son étude présentée mardi 28 février, au cours d’une conférence de presse. Autant baliser le terrain d’entrée, l’ONG ne fait aucune révélation tonitruante sur des actes graves liés à l’une de ces sociétés. Ce n’est au demeurant pas l’objectif poursuivi : « L’étude se base uniquement sur des documents publics portant sur l’engagement politique des entreprises à respecter les droits humains, à poursuivre une diligence raisonnable et sur les voies de recours pour les victimes », précise Nadine Haas.

Dans son évaluation, l’ONG s’est d’abord référée aux secteurs à risque définis par le gouvernement pour sélectionner 10 établissements publics et 17 entreprises privées dont l’État est l’actionnaire majoritaire ou principal. Elles sont actives dans les secteurs de la finance, de l’IT, de la logistique et de la construction. Pour affiner les résultats, l’ASTM a eu recours à une méthodologie mise au point par la World Benchmarking Alliance, permettant une comparaison entre entreprises sur la durée. Chaque société a finalement été notée sur 24 points.

Le résultat est affligeant au vu des notes obtenues, et l’invitation à l’exemplarité lancée par le ministre des Affaires étrangères est restée quasi lettre morte. Aucune des entreprises passées à la loupe n’obtient « ne serait-ce que la moitié des points à attribuer », déplore l’ASTM. « Dix-huit des 27 entités analysées n’ont publié aucun document faisant référence à la prise en compte des droits humains dans leurs activités », poursuit l’ONG. Le Forestry and Climate Change Fund, un fond à impact, se détache cependant dans ce classement, ce qui lui vaut d’être étiqueté comme « précurseur » par l’ONG (voir tableau ci-contre). Il est suivi par Cargolux et l’Office du Ducroire Luxembourg, classés « intermédiaires ». Six entreprises sont ensuite classées « débutantes », dont Luxair, Post et CFL, pour citer les plus connues.

Une longue liste de cancres

Et puis il y a la longue liste des cancres, gentiment étiquetés « retardataires » par l’ONG : 18 établissements publics et entreprises parmi lesquels l’étude signale LuxSE (la bourse) et la Spuerkeess. Deux opérateurs du secteur de la finance, « qui ont bien des déclarations d’engagement en matière de durabilité, mais uniquement en relation avec des aspects climatiques ou environnementaux sans faire référence aux droits humains ».

« Nous avons contacté l’ensemble des 27 entreprises mais seulement 5 ont réagi », rapporte Nadine Haas. Certaines ont pris l’engagement de changer leur politique, à l’image de LuxSE. « La plupart sont peu conscientes de leur responsabilité, de l’impact que leurs activités peuvent avoir sur les droits humains, elles ont parfois du mal à saisir la problématique », relève la chargée de recherches. Pas de malveillance a priori, mais plutôt une absence d’intérêt, sinon une indifférence, à la question.

Et maintenant, que faire ? Cent fois tu remettras l’ouvrage sur le métier : il est insuffisant de compter sur la bonne volonté des entreprises, ont répété les autrices de l’étude, mardi. « Il faut passer par des mesures contraignantes et rendre le devoir de vigilance obligatoire pour les entreprises liées à l’État », a appuyé Antoniya Argirova. « Un tel engagement devrait être inclus dans le futur accord de coalition » qui verra le jour après les législatives d’octobre, a-t-elle encore suggéré. En attendant, l’ONG demande aux entreprises ciblées par l’étude de changer leur vision du risque, de se familiariser avec la question des droits humains et de se montrer plus transparentes en communiquant sur les mesures prises pour prévenir les violations.

Plus largement, l’ASTM et 15 autres ONG réunies au sein d’une coalition pour un devoir de vigilance revendiquent l’adoption d’une loi nationale obligeant toutes les entreprises à prendre en compte les conséquences de leurs activités sur les droits humains. Une telle initiative est soutenue par 92 % de l’opinion publique, rappelle l’ONG en citant les résultats d’un sondage publié en décembre 2020. Face à l’hostilité des milieux patronaux, le gouvernement temporise et renvoie à la future transposition en droit national d’une directive européenne à venir. Celle-ci est en cours d’élaboration et n’entrera pas en vigueur avant plusieurs années. L’exemplarité attendra donc encore.

L’étude complète est consultable sur un site dédié, mis en ligne par l’ASTM : 
droitshumains-entreprises.org

Ouganda : les ONG déboutées face à TotalEnergies

Le tribunal de Paris a jugé irrecevables les demandes de six ONG qui avaient assigné TotalEnergies en justice au titre du devoir de vigilance. Les Amis de la Terre, Survie et quatre ONG ougandaises demandaient la suspension des projets controversés Tilenga, dont un tiers des forages pétroliers se feraient dans le parc naturel des Murchison Falls en Ouganda, et EACOP, le plus long oléoduc chauffé au monde (1.500 km), à travers la Tanzanie et des aires protégées. Le tribunal n’a pas jugé l’affaire sur le fond mais a débouté les associations sur la forme, estimant qu’elles n’avaient pas respecté la procédure : lors de l’audience, en décembre, elles avaient présenté des demandes et griefs « substantiellement différents » de ceux mis en avant lors de la mise en demeure en 2019. Les ONG contestent avoir modifié leurs demandes, affirmant qu’elles « n’ont fait que les préciser et consolider leur argumentaire avec plus de 200 documents de preuves à l’appui », a réagi Juliette Renaud, une responsable des Amis de la Terre, face aux médias français. Les ONG ont indiqué qu’elles étudient la possibilité de faire appel de cette décision. 
La société civile accuse la multinationale française d’accaparement de terres, de compensations insuffisantes pour les agriculteurs-trices expulsé-es et d’intimidations à l’encontre de défenseurs-euses des droits. Outre leur impact négatif immédiat sur l’environnement, les projets Tilenga et EACOP sont également considérés comme des « bombes climatiques », incompatibles avec les objectifs de l’accord de Paris.


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