Entreprises et droits humains : Le Luxembourg entre ambiguïté et opacité

L’élaboration d’une directive européenne pour responsabiliser les entreprises sur les effets de leurs activités sur les droits humains suit son chemin. Au grand-duché, les ONG blâment la position du Conseil européen, qui veut notamment exclure le secteur financier du champ d’application du futur texte. Cette mesure mettrait les fonds d’investissement luxembourgeois à l’abri de potentielles poursuites.

Au Luxembourg, les banques et la finance ne veulent pas être tenues comptables des investissements dans des entreprises qui ne respectent pas les droits humains. (Photo : Gerd Altman/Pixabay)

Le 1er décembre dernier, le Conseil européen livrait sa position sur la future directive sur le devoir de vigilance des entreprises vis-à-vis des violations des droits humains et environnementaux. Ce compromis entre les gouvernements des 27 États membres avait été fraîchement accueilli par les ONG, favorables à un texte prenant en compte tous les risques engendrés par les activités des multinationales européennes, quel que soit le pays où elles opèrent. À première vue, les partisans d’une directive forte reprochaient au Conseil sa volonté de ménager les entreprises et de vouloir exclure des secteurs à risque de la directive.

Depuis décembre, les ONG ont passé au crible les 129 pages détaillant la position du Conseil et leur première intuition s’avère juste : il a affaibli l’ambition initiale du projet, qui doit obliger les entreprises à réellement analyser les risques de leurs activités pour les droits humains et l’environnement, à y remédier lorsque des violations sont commises et à indemniser les victimes.

« Le Conseil réduit le nombre de violations qui peuvent être sanctionnées, la plupart des services financiers sont exclus et les critères retenus pour qu’une entreprise tombe sous le coup de la directive ne sont pas satisfaisants », a égrené Marion Lupin, chargée de mission au sein de l’European Coalition for Corporate Justice (ECCJ), au cours d’une conférence de presse à Luxembourg, lundi 30 janvier. « Dans ces négociations, nous constatons que le Luxembourg a défendu une position ambiguë, entre les conservateurs et les progressistes », a affirmé Marion Lupin, dont l’appréciation est partagée au Luxembourg par l’Initiative pour un devoir de vigilance, une coalition de 17 organisations de la société civile.

Offensive française pour la finance

Le Luxembourg a d’autant mieux soigné son image que c’est la France qui a endossé le mauvais rôle sur les services financiers. Paris en a obtenu l’exclusion de facto en laissant à chaque pays le choix de l’inclure ou non dans ses lois nationales au moment de transposer la directive. Cette restriction, si elle était maintenue, mettrait à l’abri les fonds d’investissement luxembourgeois, pilier de l’économie nationale avec plus de 5.000 milliards d’euros d’actifs sous gestion. Les professionnel-les de la place financière plaident depuis des années en faveur d’une directive leur permettant d’échapper à des poursuites pour des violations des droits humains et environnementaux. Autrement dit, la banque et la finance ne veulent pas être tenues comptables des investissements dans des entreprises qui ne respectent par exemple pas l’interdiction du travail des enfants.

« Plusieurs sources nous ont confirmé que le Luxembourg a exercé un intense lobbying dans ce sens », a rapporté Marion Lupin, précisant que « l’OCDE et l’ONU considèrent tout le secteur financier à haut risque » et qu’il convient de l’inclure dans la directive. C’est aussi l’avis du commissaire européen à la Justice, Didier Reynders, pour qui le « secteur financier doit être à l’intérieur ».

Dans la version du Conseil, banques et fonds ne rendraient de comptes que sur la conformité de leur propre approvisionnement, comme le café qu’ils consomment dans leurs bureaux… Cette restriction est rendue possible par la redéfinition de la « chaîne de valeur » en « chaîne d’activité ». Ce changement sémantique permettrait aux sociétés de se décharger de la responsabilité sur l’usage que leurs clients font de leurs produits, qu’il s’agisse d’armes, de pesticides ou d’investissements financiers. Ce tour de passe-passe est aussi à mettre au crédit de la France. Le rôle offensif joué par Paris sur ce sujet s’explique par son ambition de supplanter Londres comme première place financière dans l’Europe post-Brexit, mais aussi par le désir de protéger ses banques. BNP-Paribas, notamment, est menacée de poursuites pour son implication dans la déforestation, alors que la France s’est dotée dès 2017 d’une loi nationale sur le devoir de vigilance, un texte notoirement exécré par Emmanuel Macron.

Seulement 1 % des entreprises concernées

Un autre point de discorde entre le Conseil et les ONG porte sur le périmètre des entreprises incluses dans la future directive. Les gouvernements veulent le circonscrire aux sociétés de plus de 500 salarié-es, réalisant un chiffre d’affaires annuel d’au moins 50 millions d’euros. Dans les faits, 1 % seulement des entreprises européennes seraient concernées, un chiffre qui tombe à 0,4 % au Luxembourg. Très insuffisant pour les ONG qui veulent voir ce seuil rabaissé à 250 salarié-es et 40 millions de chiffre d’affaires.

Au grand-duché, cette limitation pose aussi la question des Soparfi, les sociétés de participation financière, souvent des coquilles vides, essentiellement domiciliées au Luxembourg pour des raisons fiscales. « Il y en a 40.000 et nombre d’entre elles sont impliquées dans des violations des droits humains depuis des années », a déploré lundi Jean-Louis Zeien, de l’Initiative pour un devoir de vigilance. Le même a regretté l’absence de transparence du gouvernement : « Sa position sur la directive doit être connue dans son ensemble et pas uniquement sur quelques points. Le Luxembourg est membre du Conseil des droits de l’homme des Nations unies et, à ce titre, il doit se montrer exemplaire, à l’image de la Finlande qui en est également membre et qui a rendu publique la totalité de sa position. »

Les ONG soulignent toutefois deux engagements positifs du Luxembourg. Contrairement à la France, il veut conserver la notion de « chaîne de valeur » et il insiste par ailleurs sur l’accès effectif des victimes à la justice. Un préjudice occasionné par la filiale africaine d’une multinationale luxembourgeoise devra ainsi être jugé au Luxembourg. Ce grand écart entre « le moins bon et le bon », selon les mots de Marion Lupin, illustre bien l’ambiguïté du grand-duché sur le sujet.

D’ici fin mai, le Parlement européen fera connaître sa propre position avant de négocier avec la Commission et le Conseil pour aboutir au texte final de la directive. Cette étape rabotera probablement les mesures les plus abruptes proposées par le Conseil. Le compromis qui en sortira sera néanmoins marqué par sa volonté de privilégier les intérêts du business face aux droits humains.


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