La semaine dernière, nous avons écouté les craintes de la société civile par rapport aux projets de loi censés remplacer l’état de crise. Entre-temps, plusieurs institutions ont donné leur avis et les premiers amendements ont été déposés.
Rarement le temps n’a autant pressé pour faire passer des projets de loi devant le parlement que pour ceux numérotés 7606 et 7607. Si la Chambre des député-e-s ne les vote pas avant le 24 juin, le pays se retrouvera dans une belle galère. Après trois mois d’état de crise qui ont permis au gouvernement de légiférer par règlements grand-ducaux – plus de 130 ont été émis –, ces derniers vont faire pschitt si les lois ne passent pas. S’y ajoute un autre défi : celui de convaincre l’opposition de voter pour ces lois. Certes, la majorité parlementaire dont dispose le gouvernement suffirait à les adopter, contrairement à l’état de crise, où les deux tiers des votes étaient requis. Pourtant, le gouvernement et sa majorité ne seraient pas très sereins si des textes de loi si essentiels pour le vivre-ensemble pendant le déconfinement n’étaient pas portés par une majorité parlementaire qui dépasse ses propres rangs.
Alors, on est en droit de se demander pourquoi le gouvernement a choisi de commencer sur des bases aussi médiocres. Beaucoup de passages dans les projets de loi sont des copier-coller de règlements grand-ducaux pris pendant l’état de crise. Des textes qui, pris seuls, peuvent avoir un sens différent dans le contexte d’une loi, et surtout ne sont pas toujours cohérents – ce qui est une des critiques les plus récurrentes.
Trois points essentiels ont été retenus par les critiques : l’hospitalisation forcée, le traitement des données et le catalogue répressif. Comme souvent, c’est une question d’équilibre et, comme souvent, le gouvernement fait pencher la balance en défaveur des droits civiques. Par exemple, l’introduction de la possibilité d’hospitalisation forcée de personnes atteintes du virus et qui refuseraient les mesures de quarantaine instaurées par la loi. La Commission consultative des droits de l’homme (CCDH) estime dans son avis que la mesure « est disproportionnée et de ce fait contraire aux droits humains ». Et d’ajouter que « si elle est intrusive pour tout un chacun, [elle] peut avoir des effets néfastes et insupportables ». La CCDH déplore aussi le flou entourant l’hospitalisation forcée : est-elle applicable aux mineur-e-s ? quid des victimes de violences abritées dans des foyers ? les parents peuvent-ils être forcés de se séparer de leurs enfants ? Tant de choses que le projet de loi 7606 n’éclaire pas.
Des avis du parquet particulièrement virulents
Et la commission n’est pas seule dans sa critique. L’avis du parquet général est sans appel – quand on sait que la procureure générale Martine Solovieff est tout sauf une gauchiste enhardie, cela en dit beaucoup sur l’insécurité juridique dans laquelle le gouvernement manœuvre en ce moment. Solovieff se pose d’abord des questions d’ordre pratique : comment le procureur d’État peut-il ne s’appuyer que sur les informations fournies par le directeur de la santé pour sa prise de décision ? Elle constate que « sa marge d’interprétation sera donc dans la pratique relativement limitée ». Surtout que la question se pose de savoir sur quelle base la justice pourra apprécier le fait qu’une personne refuse obstinément les mesures de quarantaine. S’y ajoutent des questions de sécurité pour les personnels des tribunaux, qui peuvent se rendre auprès des personnes en hospitalisation forcée, et pour les forces de police, qui doivent exécuter les ordres.
Bref, le parquet général conclut : « La procédure telle qu’envisagée génère plus d’interrogations que de solutions et sous le couvert de vouloir introduire un débat contradictoire on en aboutit à une procédure pour le moins unilatérale dans laquelle la personne à hospitaliser de manière forcée est privée de ses droits effectifs de défense. » Le parquet du tribunal d’arrondissement de Luxembourg n’est pas en reste : Georges Oswald qualifie les procédures de l’article en question d’« inédite[s] à plus d’un égard ». Et s’étonne notamment du fait « que l’on veuille attribuer au procureur d’État un rôle juridictionnel dans une matière nécessairement pénale est déjà assez extraordinaire en soi ». Il va même plus loin, en mettant en avant un cas de figure que le projet de loi ne prévoit pas : celui où le procureur ne suivrait pas l’avis du directeur de la santé et refuserait d’ordonner l’hospitalisation forcée. Rien ne prévoit un possible recours du directeur de la santé dans ce cas.
Enlever l’hospitalisation forcée ?
Comme Martine Solovieff, Oswald critique aussi les possibles recours des personnes sujettes à cette procédure comme peu clairs et peu efficaces, avant de finir de façon tonitruante : « Il découle de ces développements qui précèdent que le soussigné ne saurait en aucun cas marquer son accord avec la procédure prévue. » Le parquet de Diekirch rejoint d’ailleurs les critiques de ses collègues de la capitale et « émet de fortes réserves quant à la procédure prévue à l’article 7 ». S’ils ne sont pas aussi virulents dans leurs critiques, les représentant-e-s de la Chambre des fonctionnaires et des employés publics critiquent aussi cet article en doutant de sa constitutionnalité.
Et pourtant, la commission parlementaire qui vient de pondre les premiers amendements n’a rien trouvé à redire quant à la mesure d’hospitalisation forcée. Elle s’est limitée à ajouter une précision sur les possibilités de recours, sans mettre en question le caractère forcément liberticide de cette mesure. Même si, selon nos informations, il se pourrait que l’article en question disparaisse totalement. Ce qui d’un côté serait une bonne chose, mais ferait retomber tout le pouvoir de décision dans les mains du directeur de la santé, comme le prévoit la loi de 1980 toujours valable. L’avis du Conseil d’État sur ce sujet est en tout cas très attendu. D’après une autre source, ce serait le dernier nommé à la Haute Corporation, le socialiste Alex Bodry, qui se chargerait de la rédaction de l’avis. Donc, toute cette loi, de la ministre Paulette Lenert au président de la commission parlementaire Mars Di Bartolomeo et jusqu’à Bodry, est entre les mains des socialistes. Pratique pour les autres coalitionnaires.
Quant à la protection des données, c’est la Commission nationale pour la protection des données (CNPD) qui a donné son avis. Et elle aussi a trouvé des lacunes dans le texte proposé. Notamment le fait que personne ne pourra s’opposer au traitement de ses données. Si cette démarche fait sens pour les personnes « présumées infectées » et positives (un terme déjà amendé et changé en « personne à haut risque »), la CNPD – qui dit ne pas disposer « des compétences scientifiques et épidémiologiques nécessaires » − se demande tout de même « si la restriction absolue du droit d’opposition des personnes présumées infectées, mais dont le test d’avère négatif, est vraiment nécessaire dans le cadre de la lutte contre [la] Covid-19 ».
La CNPD préconise aussi une lecture très restrictive du texte en ce qui concerne le type de données collectées et considère que la mention « au moins », qui précède la liste des informations à collecter selon la loi du 1er août 2018, sur lequel le projet de loi se base, ne devrait pas être prise en compte. La durée de conservation des données est aussi très longue, en comparaison avec nos voisins belges et français. Le projet 7606 prévoit de les garder jusqu’à la fin de la pandémie et six mois de plus. Or, cette définition est peu exacte, d’abord parce qu’il n’est pas précisé qui sonne la fin de la pandémie : le directeur de la santé, l’OMS, le gouvernement ou le parlement ? La CNPD propose donc d’au moins réévaluer régulièrement la pertinence du stockage de ces données. Finalement, elle rappelle que le stockage des données et leur destruction après usage doivent être encadrés de manière forte.
En somme, les député-e-s feraient mieux d’écouter les avis provenant des commissions et des expert-e-s juridiques, sous peine d’avoir à avaliser des lois inadaptées et inadaptables à la réalité.