Depuis 2009, le Conseil national des femmes du Luxembourg met en lumière le manque de noms féminins octroyés aux lieux publics du grand-duché. Un manquement qui n’est pas anodin et qui participe à l’invisibilisation des femmes dans l’Histoire. Mais la prise de conscience semble avoir enfin eu lieu.

2,6 % des rues luxembourgeoises portent le nom d’une femme.(PHOTO : CNFL)
Rue Yvonne Hostert, place Simone Veil, chemins Sophie Scholl, Ruby Bridges et Malala Yousafzai : sur sept rues du futur quartier Rout Lëns dont le conseil communal d’Esch-sur-Alzette a récemment entériné la dénomination, la part belle est faite aux femmes. La démarche s’appuie sur une volonté de « rééquilibrer la toponymie locale et de rendre justice aux figures féminines ayant contribué à l’histoire et au progrès », a fait savoir la deuxième ville du pays dans un communiqué. Il s’agit en effet pour la Métropole du fer de marquer son attachement à l’histoire locale tout en mettant en lumière les réalisations des femmes – et, au passage, de s’engager contre l’extrémisme face à la montée de mouvements populistes et d’extrême droite en Europe, trois femmes qui ont connu l’horreur du nazisme, ou témoigné de ses effets, ayant été choisies (Hostert, Veil et Scholl). Afin d’inspirer les plus jeunes, deux rues portant le nom d’une personnalité féminine engagée se situent aux abords d’établissements scolaires : le chemin Ruby Bridges, près du Generatiounscampus Wobrécken, d’après la première enfant afro-américaine à intégrer une école autrefois réservée aux Blanc·hes, et, pour se rendre à l’école du Brouch, le chemin Malala Yousafzai, cette jeune Pakistanaise récompensée par le prix Nobel de la paix et symbole de la lutte en faveur de l’éducation des filles, qui avait été blessée d’une balle dans la tête par les talibans.
« On se réjouit de cette initiative ! », a commenté avec enthousiasme Monique Stein, responsable du service « politique communale d’égalité entre femmes et hommes » au sein du Conseil national des femmes du Luxembourg (CNFL). Le CNFL pointe en effet depuis de nombreuses années l’invisibilisation des femmes et la modeste place qui leur a été réservée dans la vie publique au cours de l’histoire. Lors du premier recensement du nombre exact de rues au Luxembourg portant le nom d’une femme, effectué en 2009 par le CNFL, le constat avait été sans appel : 57 rues seulement mettaient à l’honneur une figure féminine, soit 1,5 % des rues à peine, alors que 17 % rendaient hommage à un homme, la majorité des rues du pays portant un nom neutre, issu de la géographie ou du monde végétal.
Le CNFL pointe depuis de nombreuses années l’invisibilisation des femmes et la modeste place qui leur a été réservée dans la vie publique au cours de l’histoire.
Un phénomène qui n’est évidemment pas propre au Luxembourg : on estime ainsi que, en France, seules 6 % environ des rues rendent hommage à des femmes tandis que, d’après les membres du réseau European Data Journalism Network, les rues de 30 des plus grandes villes d’Europe nommées d’après des personnes représentent des hommes dans 91 % des cas.
Or, nommer des rues est tout sauf anodin : c’est un choix profondément politique et un geste symbolique fort. Témoignage du maintien d’une politique particulière ou au contraire d’une certaine émancipation, attribuer le nom d’une personne à un lieu (ou à un bâtiment), c’est la célébrer, c’est estimer qu’elle est digne d’être honorée publiquement, et cela démontre le choix des valeurs que la collectivité décide de mettre en avant (la résistance ou la liberté par exemple). Les noms des lieux publics participent aussi à la construction d’une mémoire collective, avec là encore des motivations politiques sous-jacentes, l’histoire n’étant jamais réellement neutre.

(PHOTO : CNFL)
Afin de « faire sortir les femmes méritantes de l’oubli et de leur rendre une place dans le patrimoine historique » national, le CNFL a dès lors décidé de mettre en place l’action « Les rues au féminin », qui entend pousser les responsables politiques à accroître la visibilité des femmes méritantes au niveau des communes. Dans ce cadre, le CNFL organise aussi depuis 2021 l’initiative « Affichons l’égalité », qui, chaque année au mois de mars, autour de la Journée internationale des droits des femmes, invite les communes à rebaptiser temporairement des rues existantes avec des noms de femmes ayant marqué l’Histoire. Environ une quinzaine de communes relèvent le défi chaque année. « C’est souvent un premier pas avant d’attribuer à une femme une rue officielle », constate Monique Stein. Le public, lui, semble accueillir favorablement l’initiative : « Il nous arrive de recevoir des mails de la part de citoyens qui saluent l’idée et nous demandent pourquoi telle femme n’a une rue que pendant un mois seulement. C’est exactement ce genre d’interrogation que l’on cherche à susciter », explique la responsable.
Le travail de sensibilisation mené par le CNFL a en tout cas produit des résultats positifs : en 2023, date de son dernier recensement, 247 rues luxembourgeoises portaient désormais le nom d’une femme, soit 2,7 % des rues. 140 femmes différentes ont été choisies par les autorités communales. « Je vais procéder à un nouveau recensement cette année, et je suis certaine qu’il y aura encore davantage de rues mettant en avant une femme méritante », annonce Monique Stein. « Le taux de rues portant un nom de femme augmente, tandis que celui des rues portant le nom d’un homme reste stable, aux alentours de 17 %. Les progrès sont donc certes lents, mais bien réels. »
Cette lente progression ne témoigne pas nécessairement d’une mauvaise volonté de la part des élu·es, mais souvent, bien plus simplement, du fait que peu de rues sont nouvellement créées. « Je ne crois pas que ce qui fait débat aujourd’hui soit le fait de mettre en avant une femme », commente Monique Stein. « Lorsqu’il faut nommer de nouvelles rues, les communes essaient désormais de le faire de manière paritaire. Dudelange a même nommé toutes les rues d’un nouveau quartier d’après des femmes (le quartier Lenkeschléi, ndlr). »
Attribuer le nom d’une personne à un lieu (ou à un bâtiment), c’est estimer qu’elle est digne d’être honorée publiquement, et cela démontre le choix des valeurs que la collectivité décide de mettre en avant.
Les discussions portent plutôt sur des valeurs que la commune souhaite mettre en avant, et parfois, tout comme pour un homme, le parti politique auquel la personne a appartenu peut créer un débat par exemple. » Pas question en tout cas pour le CNFL de susciter la polémique en demandant aux communes de remplacer les rues portant des noms d’hommes : « Nous ne sommes pas dans cette démarche, c’est aux communes de décider », explique Monique Stein.
En tout cas, ce n’est pas le manque de femmes méritantes qui devrait poser problème pour attribuer un nom aux nouvelles rues – argument qui a pu être entendu par le passé et qui ne témoigne, là encore, que de l’effacement historique des contributions féminines. Pour preuve, la dernière brochure réalisée en 2022 par le CNFL, qui dressait 47 nouveaux portraits de femmes, ainsi que ses listes de propositions de femmes luxembourgeoises et non luxembourgeoises : « Les femmes méritantes sont nombreuses ! Et je découvre toujours de nouvelles personnalités ! Il y en a tellement qu’on ne peut pas toutes les connaître. Parfois, au CNFL, nous recevons également des suggestions de la part du public ou des communes », indique Monique Stein, qui réalise elle-même les biographies et tient à préciser : « Je ne suis pas historienne, il ne s’agit pas de biographies exhaustives, mais d’une mise en lumière, pour que les passants sachent pourquoi ces femmes ont du mérite. »
La population est d’ailleurs invitée à compléter cette liste de femmes méritantes et à leur rendre ainsi justice, en faisant part de ses suggestions via le site rues-au-feminin.lu.
Les noms féminins les plus donnés
1. Grande-duchesse Charlotte (22 rues)
2. Marie Curie (7 rues)
3. Aline Mayrisch-de Saint-Hubert (6 rues)
Le classement est établi d’après le dernier recensement effectué par le CNFL, en 2023.

(PHOTO : CNFL)
Une biographie à portée de clic
Afin de permettre aux passant·es de découvrir facilement et rapidement l’histoire de ces femmes méritantes mises à l’honneur dans l’espace public, le CNFL a également lancé le projet « Qui êtes-vous madame ? ». Des plaques dotées d’un visuel et d’un code QR sont ajoutées par les communes participantes aux côtés des plaques existantes et permettent d’accéder via un smartphone à une courte biographie, consultable en trois langues (français, allemand, anglais).