Guerre en Ukraine : À Moscou, une hypernormalité de façade

La capitale russe continue à vivre comme si la guerre en Ukraine n’existait pas. Derrière cette apparente normalité, la propagande guerrière et l’exaltation patriotique battent leur plein, alors que la possibilité d’une nouvelle campagne de mobilisation effraie les Moscovites.

Centre de recrutement mobile de volontaires dans une rue piétonne de Moscou, avec le slogan 
« Notre profession, défendre la patrie ». (Photo : Fyodor Volkov)

Ce qui choque à première vue, c’est que rien ne choque, rien ne crève les yeux. Une hypernormalité règne dans les rues de la capitale. Un an et demi après le début des hostilités en Ukraine, les centres commerciaux sont bondés, très peu de magasins ont mis la clef sous la porte et les marques occidentales ont été rachetées par des investisseurs locaux (souvent proches du pouvoir) en changeant de nom (comme pour McDonald’s ou L’Occitane), tandis que l’importation à travers des pays tiers comble le reste. « Quand HP est parti, j’ai tout de suite retrouvé du travail dans une entreprise locale, et encore mieux payé », me dit Sergey [1], informaticien hardware.

Début août, beaucoup se vantaient d’un beau bronzage de retour de vacances, l’élite continuait à privatiser les berges de la Moskova pour organiser des soirées endiablées, séparée du commun des mortels. Au centre de Moscou, l’opulence et son ostentation continuent à s’exposer comme si de rien n’était. « Paris, c’est sale, j’y suis déjà allé, je n’y retournerai plus. Tu vois, Moscou, c’est génial. L’Occident est en train de se décomposer. Tu devrais penser à venir vivre ici », essaie de me convaincre Evgenia, mère de famille ayant récemment déménagé de la province vers la capitale. Ce qui continue également, c’est le va-et-vient des vélos électriques de travailleurs d’Asie centrale délivrant des repas ou les constructions tambour battant d’immeubles d’habitation (en 2022, il a été construit plus de 5 millions de mètres carrés de bâtiments : un record).

Car malgré les attaques de drones presque journalières sur le centre financier et ses alentours, ou la batterie de missiles sol-air installée sur le toit du ministère des Forces armées, ou encore de nouveaux radars installés sur celui de la Loubianka (ex-siège du KGB et aujourd’hui du service fédéral de sécurité, le FSB) et d’autres bâtiments du centre-ville, les effets du conflit sur le quotidien sont méticuleusement occultés dans la capitale. Tout est fait pour donner aux Moscovites un sentiment de normalité. Pourtant, la guerre est omniprésente.

Certes, les t-shirts « Z » se font extrêmement rares et ont même disparu des étalages des magasins de souvenirs, tout comme les « Net Voyne » (non à la guerre) tagués à la va-vite sur les murs, eux aussi très présents au début du conflit. Mais ce qui est apparu sur la vitrine de la plupart des magasins, au point de devenir inévitable, ce sont des affiches invitant à signer un contrat militaire, promettant du « respect », une « profession honorable » et une « paie décente ».

« De toute façon, ce ne sont que les gens qui n’ont rien à prouver ici qui y vont, tu n’as que les ‘vatniki’ (terme péjoratif désignant une population paupérisée et crédule, la signification peut varier) et les vieux qui soutiennent la guerre », me dit Vitaliy, la vingtaine, employé d’une grande entreprise d’État, partageant avec moi une cigarette, à l’abri de son balcon d’un quartier résidentiel.

Mais pour lui, être obligé d’aller combattre en Ukraine, à la faveur d’une hypothétique nouvelle vague de mobilisation, serait un vrai cataclysme, personnel et familial. Se présenter comme volontaire est pourtant pour beaucoup d’hommes vivant en dehors des grandes villes la seule façon de subvenir à leurs besoins et à celui de leurs proches. Le salaire mensuel moyen dans le Nord-Caucase, par exemple, tourne autour de 300 euros, quatre fois moins qu’à Moscou. Au front, ils se voient promettre plus de 2.000 euros par mois (et 500 euros de prime par kilomètre de territoire repris à l’ennemi).

L’argument économique semble avoir pris petit à petit le pas sur la dimension purement patriotique comme moyen d’incitation. « Vechernyaya Moskva », un quotidien gratuit distribué dans le métro, rivalisant dans sa rhétorique pro-Kremlin et anti-ukrainienne avec les talk-shows les plus va-t-en-guerre, vantait au début de l’invasion les prouesses et sacrifices des héros russes dans un style purement soviétique, insistant sur les qualités personnelles des héros de la patrie. Un an et demi plus tard, la rhétorique ne s’est pas apaisée, mais les articles mettent plutôt en avant la masculinité, la défense des générations futures ou encore le fait de susciter la fierté de ses enfants.

Rappelons que Poutine est arrivé au pouvoir grâce à un compromis simple : stabilité économique et politique contre une démocratie de façade. Il en a résulté une population apolitique et atomisée, un régime avant tout basé sur l’apathie et la démobilisation. Or, maintenant, il cherche le contraire, c’est-à-dire créer un engouement pour sa décision personnelle d’envahir l’Ukraine. Peut-être que le but de la propagande actuelle est de ne mobiliser que ceux qui se sentent touchés par les slogans et les promesses de récompenses financières, tout en laissant le reste de la population faire fonctionner l’économie.

Grand show pour le Jour du drapeau

Cette dialectique de la mobilisation sélective s’exprime pleinement ce 22 août au stade olympique de Loujniki, où est organisé un concert pour les célébrations du drapeau tricolore. Il s’agit d’une fête plutôt anodine, qui n’a pas, dans la conscience collective, la même importance que la célébration de la victoire sur le nazisme, le 9 mai, ou le Nouvel An. La réservation était gratuite, mais très peu de gens sont venus avec des drapeaux. Pas de soucis, tout a été mis à leur disposition : drapeaux petits et grands, pin’s, maquillage. Une petite armée de volontaires embellit l’événement et ajoute de l’énergie.

Quand le concert débute, à 17h, le stade est à peine rempli au tiers. Seul le parterre est plein et est montré à la télévision. La présentatrice exulte pour cette « fête incroyablement heureuse et ce jour de célébration pour notre patrie ». Le public applaudit mollement et les organisateurs diffusent de la fausse clameur de foule pour la télévision.

À mesure que l’événement suit son cours et que les groupes de musique se succèdent, on ne peut qu’être frappé du gouffre entre les émotions, l’énergie et l’exaltation véhiculées sur scène et le manque d’enthousiasme du public. En réalité, l’événement est organisé pour la télévision.

Premier groupe sur scène : « 123e Régiment », quatre hommes en tenue militaire, bardés de médailles, de drapeaux russes et des républiques de Lougansk et Donetsk, et bien évidemment du symbolique « Z ». Le groupe, une pure création marketing, est présenté comme émanant de régiments combattant en Ukraine. Il compte quelque 35 abonnés sur Telegram et 69 sur VK. Extrait du refrain de leur chanson « Nos voix » : « Avec notre force et notre puissance, tous les ennemis se briseront. Et ceux qui se sont enfuis, qu’ils aillent se faire foutre ! »

Ce type de message ne vise pas uniquement à rallier les foules, il fait figure de politique officielle : les lieux de culture, d’amusement et d’histoire prisés par les excursions scolaires, ainsi que les nouveaux programmes scolaires, sont investis de cette nouvelle réalité qui vise à inculquer aux jeunes générations un patriotisme actualisé, à les convertir à « l’opération militaire spéciale ». Dans l’avenir, la mobilisation ne sera peut-être plus une question de choix.

Réinvestir le passé… pour mieux mobiliser au présent

Depuis 2015, plus de 23 centres appelés « Russie − mon histoire » ont vu le jour dans le pays. Sur des milliers de mètres carrés, le visiteur est invité à revivre les événements importants de son histoire, du Moyen Âge à nos jours. À l’aide d’écrans multimédias et de bandes-son, ces lieux proposent une lecture sélective de l’histoire du pays.

La famine des années 1930, par exemple, est qualifiée de catastrophe climatique, et la Première Guerre mondiale devient un conflit dans lequel l’Empire russe a été entraîné par les puissances occidentales. La responsabilité de la Russie face aux événements de l’histoire n’est jamais examinée, le pays est présenté comme une victime de complots intérieurs ou extérieurs, justifiant implicitement un pouvoir fort.

Le « Russie − mon histoire » de Moscou est ouvert au public, mais la partie de 1945 à nos jours est en reconstruction, en attente d’une adaptation aux événements récents. Les effigies des héros de la Russie de la guerre en Ukraine, quant à eux, ont déjà une place d’honneur dans le hall d’entrée.

Autre lieu d’imbrication entre mémoire et propagande d’État : le parc de la Victoire et son musée. Le lieu est en permanence fréquenté par des enfants de tous âges, en excursion scolaire. L’endroit, monumental, est une ode à la victoire de l’Armée rouge sur l’Allemagne nazie. Le visiteur y découvre des messages poignants de personnes piégées à Léningrad, des colonnes avec des photos des millions de victimes de la guerre, le tout dans une solennité quasi religieuse.

Au deuxième étage, quelque peu à l’écart, le visiteur est invité dans une salle d’exposition nommée « Le nazisme ordinaire », en référence au documentaire soviétique « Le fascisme ordinaire » de 1965. Au son d’un tic-tac d’horloge, autour d’une place de jeux surplombé par des anges aux noms d’enfants décédés lors du conflit depuis 2014, le visiteur découvre « le nazisme ukrainien ». Une filiation est établie entre la collaboration ukrainienne avec les nazis durant la guerre, les organisations nationalistes ukrainiennes sous Stepan Bandera, les signes du bataillon Azov, le culte de Bandera aujourd’hui ou encore le « génocide » perpétré par Kiev dans le Donbass avant l’invasion russe.

Un étage au-dessus, une autre salle d’exposition présente « l’Otanicisme ordinaire ». Les torts de l’organisation atlantiste y sont énumérés les uns après les autres : élargissement vers l’Est, bombardement en Syrie, en Libye et en Afghanistan, laboratoires d’armes biologiques en Ukraine, renforcement accru de la coopération entre Kiev et l’Otan depuis deux décennies.

Enfin, tous les livres d’histoire ont été réédités pour cette rentrée. Les classes de première voient l’ajout de quelque 30 pages sur « l’opération militaire spéciale ». Au chapitre « La Russie aujourd’hui », on peut lire, sous le titre « La Russie est un pays de héros » : « Dans l’histoire de la Russie, à tout moment, le peuple russe (et donc les Grands Russes, les Tatars, les Ukrainiens, les Daghestanais et les Bachkirs – tous les peuples de notre grand pays) s’est levé pour défendre la Patrie. Quelle que soit leur nationalité ou leur foi, qu’ils soient mobilisés ou volontaires, qu’ils soient originaires du Donbass qui souffre depuis longtemps et est ensanglanté depuis neuf ans, ou qu’ils soient originaires des régions les plus reculées de notre pays. Ceci, nous le reconnaissons, était et reste la base de l’invincibilité de notre pays. »

[1] Les noms des personnes interrogées ont été changés pour préserver leur anonymat.

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