Immobilier : L’entonnoir

Une nouvelle étude commanditée par l’eurodéputé vert allemand Sven Giegold pointe le rôle du grand-duché dans l’évasion fiscale des grands fonds immobiliers. Bref, le Luxembourg ne se contente pas de laisser flamber les prix chez lui.

Un immeuble d’habitation locative dans un bon quartier de Berlin: la proie idéale pour les fonds immobiliers. (© Wikimedia_Jörg Zägel)

La bataille fut rude, mais perdue le 7 août dernier. La fameuse « Kiezkneipe Syndikat », située dans la partie nord du quartier berlinois de Neukölln, a été dégagée à grand renfort de police, cette dernière aidée par des services de sécurité à la solde des propriétaires, qui avaient acheté le pâté de maisons quelques années auparavant et voulaient faire disparaître ce bistro estampillé extrême gauche. La terreur s’est répandue dans le quartier entier, des articles de presse relayant des mesures à l’allure de couvre-feu, des forces de police agressives contrôlant à tout va : la victoire du groupe Pears, appartenant à une famille de milliardaires britanniques du même nom, a été amère. Et est passée par le grand-duché et la sàrl Ebony Properties, appartenant au groupe Pears possédant plus de 3.000 appartements dans la capitale allemande.

Ce n’est pas le seul exemple de locataires qui un jour ont découvert que leur nouveau propriétaire était une boîte à lettres luxembourgeoise, et Berlin n’est pas la seule grande ville où de telles manœuvres se poursuivent. Le rôle exact du grand-duché est détaillé dans une nouvelle étude publiée cette semaine par l’eurodéputé vert allemand Sven Giegold. Intitulée « Shifting Real Estate Profits to Zero Taxation – The Role of Luxembourg », elle a l’avantage de procéder de façon très didactique tout en donnant quelques exemples réels et vérifiables auprès de sources publiques.

À la base, un schéma simple : une boîte, fondée soit dans le pays de destination des investissements soit au Luxembourg, achète l’immobilier et le gère. Toutes les parts de celle-ci appartiennent à une autre société située au Luxembourg. Qui à son tour est liée à une société située dans un « vrai » paradis fiscal, comme Guernesey, les îles Caïmans, le Delaware ou les îles Vierges britanniques. Pourquoi tous ces efforts ? Parce que les fiscalistes en ont besoin pour mettre en scène un ballet de prêts intragroupes, qui ne sert qu’à une chose : réduire les bénéfices taxables de la première boîte de façon à ce qu’elle ne soit plus, ou presque, soumise à l’impôt. Le Luxembourg y prend le rôle d’entonnoir par lequel l’argent passe, puis est traité et envoyé au paradis fiscal où la taxation approche le zéro.

Que le Luxembourg participe à grande échelle à ce type de montages est démontré dans la deuxième partie de l’étude, où les cas de Pearson, Blackstone (fondé par le créateur du fameux fonds Blackrock), Threestones Capital, Carlyle Group, Puma Brandenburger et de l’Optimum Evolution Fund sont détaillés, chiffres à l’appui. Intéressant détail : après vérification au registre des bénéficiaires effectifs (RBE), nous avons pu identifier au moins trois sociétés Blackstone (sur les dizaines existantes) fondées récemment et qui n’y sont pas inscrites.

Fermer les yeux pour l’Alfi et les avocat-e-s d’affaires

La question est de savoir quels bénéfices le Luxembourg peut tirer de son rôle de passeur d’argent vers des paradis fiscaux, devenant ainsi un agent essentiel de la machinerie de l’évitement fiscal tout en ne glanant que des miettes. Pour Christoph Trautvetter, un des auteurs de l’étude, qui travaille au « Netzwerk Steuergerechtigkeit » à Berlin : « Le Luxembourg profite de plusieurs façons de l’industrie des fonds et de l’immobilier : d’un côté les recettes fiscales, et de l’autre les postes qui se créent dans l’administration et le management de ces modèles. Même si, en comparaison avec les bénéfices transmis et le nombre d’employés, le gain est petit, cela suffit pour un pays de cette taille », explique-t-il au woxx.

Une analyse que partage d’ailleurs Max Leners, jeune avocat, membre du comité directeur du LSAP et secrétaire général de la Fondation Robert Krieps, qui vient elle aussi de publier une étude sur les fonds d’investissement spécialisés dans l’immobilier, des structures pour le moins controversées du point de vue de la justice fiscale. Interrogé par le woxx, Leners avance : « Si le gouvernement ferme un œil sur ces pratiques, c’est aussi parce qu’il veut ménager l’Alfi (l’association de l’industrie des fonds d’investissement, ndlr) et les avocat-e-s d’affaires qui en vivent. » Pour lui, le problème est que les moyens avec lesquels le gouvernement se targue d’être un bon élève ne fonctionnent pas, ou pas assez bien : « Des outils comme le BEPS ou l’Arm’s Length Principle (principe de pleine concurrence, ndlr) sont presque impossibles à contrôler. Pour un groupe de la taille de Blackstone, il faudrait que le ministère emploie un bureau d’une quinzaine ou d’une vingtaine de fonctionnaires. Or ce n’est pas rentable ni faisable. D’ailleurs, personne ne gagne d’élections en promettant d’augmenter les contrôles fiscaux. La question qui se pose pour moi est : quel degré d’honnêteté voulons-nous pour notre économie ? »

Pour Trautvetter, le grand-duché aurait trois bonnes raisons d’arrêter de jouer la courroie de transmission : « Cela endommage l’image et la coopération avec les voisins européens. Puis une augmentation insensée des prix du logement pour les gens ‘normaux’, et le fait que les boulots bien payés rendent inintéressants d’autres métiers refoule l’activité économique réelle et les modes de vie normaux. Finalement, d’autres pays pourraient commencer à calculer les sommes qui leur échappent et demander des comptes. D’un point de vue juridique, le risque n’est pas grand, mais, politiquement et dans la sphère publique, ces discussions commencent à peser », conclut-il.

© Syndikatbleibt

Une industrie qui abîme la coopération européenne

Surtout que le Luxembourg a toujours laissé des niches pour que l’industrie des fonds immobiliers puisse continuer à faire passer son argent par sa place – comme dans la transposition de la directive ATAD 2, qui au grand-duché s’applique un peu partout, mais pas à l’immobilier.

Certes, cette problématique risque de ne pas vraiment faire scandale au Luxembourg, mais elle tombe en pleine campagne d’image lancée par Luxembourg for Finance, qui à force de petits clips sur les réseaux sociaux tente de « normaliser » l’existence de la place financière. Donc ce n’est pas le meilleur moment pour être de nouveau mis en cause dans un dossier qui évoque l’évitement fiscal, voire la « tax neutrality », comme l’appelle pudiquement l’Alfi sur son site. Seul le collectif Tax Justice Lëtzebuerg (CTJL) a réagi au sein de la société civile. Ayant pris connaissance de l’étude, son membre Jean-Sébastien Zippert constate que « si le problème social numéro un du Luxembourg est l’accès au logement, la place financière contribue via l’hébergement de ces fonds immobiliers défiscalisés à aggraver durablement celui-ci dans les grandes villes et capitales européennes. Le législateur doit prendre ses responsabilités pour empêcher cette double spéculation à la hausse sur l’immobilier et à la baisse des recettes fiscales publiques, lesquelles, rappelons-le, permettent aussi de financer des logements sociaux ».

Cette histoire démontre encore une fois que la réalité de ce qui se trame sur la place financière et l’image projetée par les autorités ne concordent pas toujours. Ce ne serait pas tragique si, au bout du compte, des personnes bien réelles n’en faisaient pas les frais. Or, les évictions dans les grandes capitales pour cause d’augmentations insensées de loyers sont une réalité et contribuent à chasser la classe moyenne des centres-villes, qui seront réservés aux ultrariches. Un phénomène que la capitale du grand-duché ne connaît que trop bien, et un modèle que le pays sert à exporter.


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