Justice fiscale
 : « Le Sud subit une 
double injustice fiscale »


Cédric Leterme est docteur en sciences politiques et sociales et chargé d’étude au Centre tricontinental (Cetri). Il a coordonné l’ouvrage « Quelle justice fiscale pour le Sud » dont il discutera les principales conclusions lors d’une conférence le mardi 23 avril sur invitation d’Etika.

Saint Domingue (République dominicaine) en 2012 : 
Une femme tient un écriteau qui revendique la justice fiscale et la transparence avant que le gouvernement n’augmente aveuglement les taxes pour équilibrer son budget. (Photo : Orlando Barria / EPA)

woxx : Depuis un certain nombre d’années, la lutte contre l’évasion fiscale, qui est pour ainsi dire le corollaire de la justice fiscale, est mise en avant de toute part. Est-ce qu’en général, mais aussi plus spécifiquement du point de vue des pays du Sud, la situation s’est pour autant améliorée ?


Cédric Leterme : En fait, ce qu’on essaie de démontrer dans l’ouvrage collectif, c’est que l’évasion fiscale ne constitue qu’une partie – même si c’est une partie importante – du combat pour la justice fiscale. Les pays du Sud sont ceux où les fiscalités nationales sont les plus régressives. Mais, effectivement, il est important de lutter contre l’évasion fiscale, et dans ce sens il y a eu des améliorations. Il faut parler d’une part de la prise de conscience, où les médias ont joué un rôle important. On ne peut plus nier l’ampleur du problème. Et tout le monde est d’accord pour dire que ce sont surtout les pays du Sud qui souffrent le plus proportionnellement. Après, il y a eu des avancées importantes au niveau notamment de l’OCDE (1) en ce qui concerne un meilleur échange d’informations ainsi que la lutte contre les pratiques agressives des multinationales. Le problème qui persiste, c’est que cela ne se fait qu’au sein de cette organisation. Ce sont pour ainsi dire les pays riches qui négocient entre eux. Et surtout, les causes structurelles de l’injustice fiscale ne sont presque jamais mises en causes.

Y a-t-il des ordres de grandeur qu’on pourrait citer pour montrer l’ampleur du phénomène ?


C’est difficile, car on a à faire, par définition, à des estimations sur un phénomène très opaque et très obscur. Les estimations peuvent varier du simple au quintuple. Mais on sait très bien que les flux financiers illégaux n’ont pas été réduits. En plus, on continue à voir apparaître de nouveaux paradis fiscaux. En termes de quantité le problème est bien là, et il l’est plus que jamais. Les mesures qui ont été prises arrivent à la limite à ralentir l’aggravation du problème, mais elles n’ont pas su l’endiguer.

Vous situez l’origine de cette injustice fiscale autour des années 1980 avec l’avènement du néolibéralisme qui prônait la réduction des impôts pour permettre une croissance plus forte, supposée produire davantage de richesse qui profiterait à tout le monde. Ce modèle a-t-il su fonctionner ainsi ?


Il y a plusieurs aspects qu’il faut mentionner à cet égard. D’une part, les impôts ont été réduits et on a multiplié les cadeaux et les incitants fiscaux à l’adresse des plus riches et des multinationales, en espérant que cela ruisselle sur la société et que cela crée de l’activité. À l’heure actuelle, la plupart des études sont unanimes pour dire que cela ne c’est pas déroulé ainsi. Tout ce que cela a su produire, c’est de l’inégalité et de la concentration des richesses. Il n’y a pas eu de ruissellement vers le bas en termes d’emplois ou de redistribution. Un autre aspect du néolibéralisme, qui a vraiment contribué à enraciner le problème, c’est tout le mouvement de libéralisation financière et commerciale. On a dit à la plupart des pays, et notamment aux pays du Sud : abolissez vos droits de douane et vous allez pouvoir participer à la mondialisation et en tirer de la croissance. Le problème est que cela les a rendus une nouvelle fois extrêmement dépendants de l’économie mondiale, tout en les privant de rentrées fiscales qu’ils obtenaient auparavant via les taxes de douane. Par ailleurs, cela a permis à la finance de se développer au niveau mondial quasiment sans aucune contrainte. Le phénomène de la multiplication des paradis fiscaux est aussi lié à la suppression de toutes les entraves à la libre circulation des capitaux à l’échelle mondiale prônée agressivement, pendant ces années-là, par les organisations financières internationales.

« Il n’y a pas eu de ruissellement vers le bas en termes d’emplois ou de redistribution. »

Est-ce qu’il existe des indicateurs qui pourraient démontrer cette évolution ?


On pourrait mentionner le nombre de paradis fiscaux qui étaient une vingtaine dans les années 1970 et moins bien développés que maintenant. Selon les définitions qu’on adopte, on en a entre 70 et 90 aujourd’hui. On a donc multiplié quasiment par quatre le nombre d’endroits où on peut faire transiter de l’argent sans aucune contrainte et sans aucun contrôle. On sait que 40 pour cent du profit des multinationales et environ 8 pour cent de la richesse des particuliers sont situés dans les paradis fiscaux. Déjà rien que pour l’Union européenne, on parle d’un manque à gagner qui se situe entre 300 et 1.000 milliards de dollars. Ce sont des sommes énormes qui ne cessent d’augmenter.

Dans quelle mesure peut-on prétendre que ce phénomène touche les pays du Sud encore davantage que les pays dits développés ? 


L’ouvrage collectif coordonné par Cédric Leterme vient de paraître dans la série « alternatives sud » du Centre tricontinental (cetri.be) sera disponible lors de la conférence du 23 avril.

En premier, on peut relever le fait que les pays du Sud sont très mal représentés dans les lieux où l’on discute de la régulation fiscale internationale. Ils sont donc pénalisés dans l’établissement des règles qui sont censées réguler ces problèmes. Ensuite, il faut remarquer que ce sont les pays les plus pauvres qui sont proportionnellement les plus affectés par l’évasion fiscale. En valeur absolue, ce sont évidemment les plus fortes économies comme les États-Unis ou la Chine qui perdent le plus, mais si l’on rapporte la perte à la taille des économies, c’est clairement les pays en voie de développement – et parmi eux les pays les plus pauvres – qui voient une part importante de leurs ressources nationales s’envoler vers les paradis fiscaux. Or, et c’est le troisième élément, ce sont précisément les pays qui ont le plus besoin de ces ressources pour le financement de leur développement. Les objectifs de développement durable adoptés par les Nations-Unies prévoient justement à l’horizon de 2030 de miser en priorité sur les propres ressources des pays en question. Un dernier élément qu’il faut citer dans ce contexte : ces pays ont des systèmes fiscaux très peu performants, qui reposent surtout sur les rentrées fiscales indirectes, comme des taxes à la consommation qui affectent surtout les ménages et de surcroît les ménages les plus pauvres.

On reproche souvent aux pays du Sud leurs systèmes fiscaux régressifs, peu efficaces, et la corruption qui mèneraient par conséquent à des revenus fiscaux insuffisants. Ces systèmes sont-ils une raison ou une cause de l’injustice fiscale ?


Les grandes institutions internationales et les pays riches ont tendance à reprocher aux pays pauvres le fait qu’ils seraient incapables de lever assez d’impôts, que leurs systèmes seraient inefficaces et corrompus. Or il faut retenir que des institutions comme la Banque mondiale (2) et le FMI (3) ont une énorme responsabilité dans la fragilisation des États et dans l’institution de systèmes d’impôts régressifs dès les années 1980. Le fait de miser quasi exclusivement sur la TVA en matière d’impôts, alors que cela a des effets désastreux sur les plus pauvres et les femmes en particulier, c’est l’effet de politiques préconisées par les institutions internationales en échange de prêts accordés à ces pays. Aussi, les phénomènes de corruption ont été amplifiés par les États industrialisés et les institutions internationales, qui maintenant reprochent aux pays en développement de ne pas y remédier de façon suffisante. Un autre élément : à partir du moment où on établit un système économique mondial basé sur la concurrence exacerbée entre les États, on incite ces mêmes États à baisser leur taux d’impôts pour attirer un maximum de multinationales.

Pourtant le discours de la Banque mondiale et du FMI a changé les dernières années en matière de fiscalité …


C’est un double discours qui s’est installé. Le FMI a publié récemment deux ou trois études qui reconnaissent que le rôle de la fiscalité est très important pour lutter contre les inégalités et qu’il y a eu des erreurs dans les programmes mis en place à cet égard dans le passé. Il semble donc qu’on préconise dorénavant des systèmes fiscaux plus progressistes et plus ciblés, qui touchent les riches plus fortement que les pauvres. Mais en même temps, on voit dans le contexte des pays en voie de développement que la TVA est considérée comme la mesure la plus efficace et facile à mettre en œuvre. On est tout au plus enclin à prévoir des taux différenciés de TVA, par exemple en prévoyant des taux moins élevés sur certains biens de consommation de masse. Dans l’ouvrage collectif qu’on vient de publier il y a justement un article qui montre à travers quelques exemples très récents les résultats catastrophiques de cette approche en matière d’inégalité et notamment en matière d’inégalité hommes-femmes. Il faudrait une révision beaucoup plus profonde et plus radicale de la part de ces institutions.

Depuis la crise financière de 2008-2009, l’OCDE s’est emparée de la thématique de la justice fiscale au niveau international. Est-ce qu’il s’agit d’une approche sincère qui englobe aussi les intérêts des pays du Sud ?


C’est plutôt le G20 qui a sous-traité à l’OCDE la résolution des questions qui se sont posées après la crise financière. L’OCDE, qui a une expertise extrêmement pointue, a ainsi su s’imposer comme instance légitime pour régler les questions de fiscalité. Et effectivement, il y a eu des gains en matière d’échanges d’information et d’uniformisation des systèmes d’imposition pour éviter que les multinationales ne profitent trop des différences entre pays pour limiter leurs versements en impôts. Mais il reste qu’on ne met pas en question les structures mêmes de l’économie mondiale. On ne s’attaque pas à la concurrence que les pays doivent se livrer, ni à la libre circulation des capitaux et donc à l’évasion fiscale. Par ailleurs, il y a un énorme problème de représentativité au sein de l’OCDE et au sein du G20 – qui est certes meilleur que le G8 – mais qui comprend un seul pays africain et tout juste deux pays latino-américains. C’est donc une des revendications majeures des pays du Sud de mettre en place des organes vraiment démocratiques et représentatifs.

Sur cette question, il ne semble pas y avoir d’unanimité, même parmi ceux qui aspirent à plus de justice fiscale …


Le but de l’ouvrage est justement de montrer la diversité des positions et des débats actuels, aussi au Sud. Nous ne prenons pas position là dessus, nous donnons simplement la parole à un maximum d’acteurs. Et sur la question d’une nouvelle institution sur la fiscalité internationale, à créer au niveau des Nations-Unies, il y a effectivement un article qui conteste une telle approche. Selon son auteur, elle risquerait d’être extrêmement bureaucratique et toujours largement influencée par les pays du Nord. Il préconise plutôt des plateformes régionales et une coopération entre pays du Sud, qui permettrait d’abord une réflexion commune avant de mettre en place des mesures. De telles structures existent en Afrique et en Amérique latine, mais elles manquent en Asie. Un grand défaut, vu le fait que l’Asie abrite des paradis fiscaux très importants.

Les deux approches se cantonnent au niveau des gouvernements nationaux. Comment intégrer la société civile et l’intérêt des populations en général ?


Pour la population, l’accès à la participation reste très problématique. C’est pourquoi une des conclusions que nous tirons dans le livre est le besoin de s’attaquer aux causes mêmes de l’inégalité. On ne devient pas riche parce qu’on ne paie pas d’impôts. Ce qui permet aux riches de ne pas payer d’impôts ou de payer si peu d’impôts, c’est le fait qu’ils sont déjà riches à la base. Il y a là un problème de démocratie qui est plus général que la seule fiscalité. Il faut faire en sorte que les pouvoirs économiques soient beaucoup moins importants. Il faut mieux répartir les richesses pour qu’il n’y ait pas deux catégories d’acteurs, dont l’une serait capable de se soustraire aux règles de fiscalité ainsi qu’à d’autres prescriptions. C’est indispensable pour arriver à une situation où la société civile aura assez de poids pour influer sur les décisions. Avec la répartition actuelle des richesses, on voit mal comment de petits groupes issus de la société civile pourraient rivaliser avec les lobbies des financiers mondiaux et des multinationales

« L’accroissement des inégalités au sein des pays est une constante à travers tous les continents. »

Y a-t-il une raison commune à l’injustice fiscale que subissent les pays du Sud et celle que peuvent ressentir p.ex. les gilets jaunes en France ? 


Cette question renvoie au fait qu’il existe deux niveaux d’inégalités fiscales : d’une part l’inégalité entre les pays et d’autre part l’inégalité au sein des pays mêmes. L’accroissement des inégalités au sein des pays est une constante à travers tous les continents. D’une manière générale, les moins bien lotis, tant au Nord qu’au Sud, paient de plus en plus d’impôts et perçoivent en contrepartie de moins en moins de la part de l’État en matière de service public et de protection sociale. Ceci dit, le Sud reste quand-même proportionnellement plus affecté. Les populations du Sud restent moins bien placées dans la concurrence internationale, les systèmes fiscaux de leurs États sont encore plus régressifs et plus austères. Ce qui n’enlève rien aux problèmes que pourraient rencontrer des couches de la population au Nord, tel que cela se manifeste à travers les gilets jaunes. À cela s’ajoute la question de la transition écologique qui ne peut se faire de manière juste que si elle est socialement équitable. Or on constate que l’OCDE prône de plus en plus des taxes vertes mais à forte connotation néolibérale, qui ne tiennent justement pas compte des inégalités socio-économiques. Il faut plaider pour une transition qui ne soit pas uniquement écologique mais aussi socialement juste.

Explications :
(1) L’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) a été créée en 1961 pour favoriser le développement mondial de l’économie de marché et l’harmonisation des politiques sociales et économiques entre ses États membres. Elle compte aujourd’hui une trentaine d’États membres, qui partagent un niveau de développement similaire, et surtout une même adhésion aux valeurs et aux intérêts défendus par les principales puissances occidentales, 
(2) La Banque mondiale est la plus grande banque et agence de développement au monde. Dominée par les États-Unis, elle prête de l’argent à des taux préférentiels aux pays en développement moyennant l’adoption de « réformes structurelles » souvent dénoncées pour leur impact social.
(3) Le « Fond monétaire international » (FMI) a été créé en même temps que la Banque mondiale pour aider les pays faisant face à des crises temporaires de la balance des paiements. À l’image de la Banque mondiale, ces « aides » viennent accompagnées de conditionnalités souvent drastiques.

Conférence : La justice fiscale vue du Sud

Mardi 23 avril 2019 à 12h15 à la salle Rheinsheim à l’Altrimenti asbl – 5 avenue Marie-Thérèse, Luxembourg. 
En présence de Cédric Leterme.
 L’injustice fiscale a atteint des niveaux record à l’échelle de la planète. Dans les pays du Sud, les conséquences de l’évasion et de la concurrence fiscales se doublent de fiscalités nationales particulièrement régressives. 
La « justice fiscale » y apparaît dès lors régulièrement comme une revendication majeure. Mais avec quel contenu exactement ? Est-elle conçue comme une fin ou un moyen ? Comment articuler les dimensions constitutives : sociale, écologique, de genre, etc. ? 
À quelle échelle d’action la poursuivre en priorité ? 
L’accent sera mis sur les contributions de nombreux acteurs du développement issus du Nord comme du Sud repris dans l’ouvrage dont Cédric Leterme a assuré la coordination et qui sera disponible en dédicaces à l’issue de la conférence.
Inscription auprès de events@etika.lu obligatoire.


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