Justice fiscale : Jungle Fever

La justice fiscale ne concerne pas uniquement les pays développés, bien au contraire – le système actuel a aussi des effets sur le Tiers Monde, qui en est même le grand perdant. Tel était le message de deux jours de conférences du Cercle de coopération sur le sujet.

Photo : woxx

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Vous aimez le printemps et les belles fleurs, surtout les roses ? Mais vous ne voulez pas dépenser des fortunes et préférez ne pas savoir pourquoi certaines ne coûtent presque rien ? Eh bien, pourtant, l’histoire qui se cache derrière ces fleurs ne sent pas vraiment l’eau de rose. Comme l’a détaillé Otieno Michael Oloo, membre de Tax Justice Network Africa et collaborateur de l’université de Nairobi au Kenya, l’industrie des roses est aux mains d’une firme indienne, Karuturi Global. Une entreprise qui dès son installation dans le pays africain a pu profiter d’une taxation ultraréduite grâce aux « zones spéciales » créées pour les multinationales un peu partout sur le continent. « Alors que les gouvernements espèrent créer des emplois et des revenus stables, c’est souvent le contraire qui se passe dans ces zones, qui sont souvent aussi des zones de non-droit pour les employés, mal payés et sans droits syndicaux », explique Oloo.

Mais ce qui est pire encore, c’est que Karuturi Global ne semblait pas dégager de profit, du moins au Kenya – pendant trois ans la branche locale a été déficitaire et n’a donc payé aucun impôt. Dans le même temps, l’entreprise enregistrait des profits records. Un peu bizarre, quand on sait que 75 pour cent de son chiffre d’affaires provient de ces roses. C’est que la multinationale indienne avait mis au point un système ingénieux pour éviter de payer des impôts au Kenya. Par le biais de branches locales dans les pays arabes et dans des paradis fiscaux comme l’Île Maurice, les impôts que le Kenya aurait dû recevoir se sont réduits comme peau de chagrin. Jusqu’à ce qu’en 2013 une coalition d’ONG fasse tomber ce privilège en incitant le gouvernement à persister et à recouvrer pas moins de 210 millions d’euros de la multinationale. Cette dernière a fini par déclarer sa branche kényane en banqueroute – pour déménager en Éthiopie où elle cherche à reproduire le même schéma. Et où en plus elle s’est fait accuser de « land grabbing » par d’autres ONG. Une belle leçon de globalisation, certes, mais si vous croyez que – pour une fois – le Luxembourg n’a rien à voir dans cette histoire, détrompez-vous : les transports de roses vers l’étranger étaient tous assurés par Cargolux.

Pertes allant jusqu’au double du budget santé.

Ce n’est qu’un des exemples cités par Oloo au cours de la journée de formation autour du thème « Conséquences de l’injustice fiscale sur les pays en développement », organisée par le Cercle de coopération cette semaine. Destinée à des membres d’ONG de développement afin de mieux les sensibiliser à cette thématique, la formation a permis d’ouvrir de nouvelles perspectives sur l’aide au développement d’un côté et, de l’autre, l’implication des mécanismes d’injustice fiscale dans la saignée qu’opèrent les multinationales sur les ressources naturelles et humaines du continent africain.

Car, au contraire de ce qu’on aime à penser, la corruption n’est pas la responsable principale du manque de moyens. Quelques chiffres datant de l’année 2008 : cette année-là, la Tanzanie a perdu 1,23 milliard de dollars (6 pour cent du PIB), le Kenya 1,1 milliard (3,1 pour cent du PIB), l’Ouganda 2 pour cent du PIB. Le Rwanda a lui perdu en impôts non collectés 3,6 pour cent de son PIB en 2008 et 4,7 pour cent en 2009. Pour l’Ouganda comme pour le Kenya, ces pertes équivalent au double de leurs budgets santé, tandis qu’au Rwanda c’est le double du budget prévu pour l’éducation.

C’est que les exonérations fiscales mises en place pour attirer les multinationales sont souvent plus nuisibles que l’impact positif des emplois créés par ces dernières. Selon Tax Justice Network Africa, ces exonérations résulteraient dans la perte de revenus courants et futurs (car souvent ces exonérations sont programmées sur des décennies) ; elles créent aussi des différences entre les entreprises locales, soumises à la pleine taxation, et les multinationales, tout en étant coûteuses d’un point de vue administratif. De plus, de telles procédures encourageraient non seulement la corruption mais surtout un « race to the bottom » dangereux. Car avec la concurrence sur les taux d’imposition des multinationales, ce sont surtout les entreprises qui gagnent et rarement les États.

Surtout que ces exonérations ne sont pas prioritaires pour les investisseurs sur le continent africain. À la table ronde organisée dans le cadre de cette formation – où siégeaient aussi le député socialiste et avocat d’affaires Franz Fayot, le membre du Conseil d’État Mike Mathias, le chercheur allemand Rainer Falk (auteur du fameux « rapport Falk » en 2009, qui avait suscité l’émoi au grand-duché car il osait pour une première fois associer les pratiques fiscales du Luxembourg avec la pauvreté dans le Tiers Monde), le consultant Keith O’Donnell d’Atoz et Otieno Michael Oloo -, il a été soulevé que les multinationales étaient plus intéressées par un environnement stable, la sécurité et bien sûr la présence de ressources que par une imposition faible. Ce qui a fait conclure qu’en fin de compte l’Occident pourrait économiser sur son aide au développement si les pays africains bénéficiaient d’une plus grande justice fiscale.

« BEPS » exclut les pays en développement.

Pour l’atteindre, le chemin semble long et sinueux, et cela pour plusieurs raisons. D’abord parce qu’il faut différencier évasion fiscale illégale et optimisation fiscale légale. Le problème, c’est que les multinationales opèrent souvent dans des zones grises entre les deux et que le résultat est toujours le même : des pertes de revenu importantes pour les pays en développement. Ce qui veut aussi dire que l’excuse typiquement luxembourgeoise du « tout est légal » ne vaut finalement pas grand-chose, quand le résultat est et reste une grande injustice.

Certes, dira-t-on, mais le Luxembourg et les autres pays soutiennent des initiatives comme le « BEPS » (Base Erosion and Profit Shifting) de l’OCDE – qui veut que les profits soient taxés là où ils sont réalisés et non plus dans le pays où la multinationale a implanté son QG pour des raisons fiscales -, ou comme l’échange automatique de données, voire le « country by country reporting ». Pourtant, le problème reste le niveau auquel ces accords sont trouvés. Car les pays en développement ne sont généralement membres ni de l’Union Européenne, ni de l’OCDE, ni du G20. Ce qui veut dire qu’ils restent exclus de ces accords pour des raisons souvent ridicules, comme le fait que des États développés n’accepteraient pas la réciprocité d’un tel échange parce que les pays en développement ne disposeraient pas des infrastructures et des ressources humaines nécessaires à répondre aux exigences d’un tel échange. Alors que les structures étatiques des pays en développement profiteraient largement de la manne fiscale et pourraient ainsi venir très vite à la hauteur de leurs « collègues » occidentaux. Autre disproportion dans cette exclusion : il est parfois plus intéressant de savoir où va l’argent du continent africain que de savoir d’où il vient. Par exemple : un compte nigérian en Suisse est plus intéressant qu’un compte suisse au Nigeria.

En tout cas, le lien entre aide au développement et justice fiscale est indéniable et pourrait devenir un des thèmes dominants de cette problématique dans les années à venir.

À lire également : l‘interview avec Otieno Michael Oloo du Tax Justice Network Africa et de Tove Maria Ryding d’Eurodad dans ce numéro.


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