Comme bon nombre d’États européens, le Luxembourg se lance dans la course au tout-sécuritaire. Actuellement, une révision constitutionnelle visant à instaurer un état d’urgence à la luxembourgeoise est discutée.
Depuis les attentats de novembre, quelque chose a changé. Les sociétés européennes, luxembourgeoise comprise, prennent, quasiment sans exception, un virage sécuritaire. Au Luxembourg comme ailleurs, poussé par une opinion publique toujours plus angoissée, le virage s’opère à trois niveaux. Au premier, volontairement visible, la sécurisation, réelle ou prétendue, de l’espace public. « Regardez, nous agissons ! », semblent vouloir dire ces patrouilles de policiers et de douaniers qui, lourdement armés, parfois accompagnés de chiens, investissent les lieux publics et s’y maintiennent depuis deux mois.
Pas une gare sans ses patrouilles, pas un grand magasin sans ses vigiles postés devant l’entrée. Sommes-nous pour autant mieux protégés qu’avant ? Pas si sûr : face à l’incertitude quant au lieu et au moment d’éventuelles attaques terroristes, le dispositif mis en place semble bien impuissant.
Mais ce n’est pas le seul niveau auquel s’opèrent des changements. En coulisse, les services secrets européens maintiennent un niveau de travail très élevé : identifier les terroristes potentiels, surveiller étroitement leurs activités et agir avant qu’il ne soit trop tard. Les importants moyens mis en œuvre par ces services doivent être à la hauteur d’une menace très diffuse, pouvant frapper n’importe où, à n’importe quel moment.
Pour l’instant, le Luxembourg a été préservé, peut-être du fait de son manque d’importance stratégique. Mais la divulgation de l’information selon laquelle le jeune homme tué la semaine dernière après avoir voulu attaquer un commissariat parisien à la feuille de boucher aurait transité par le Luxembourg et aurait même fait l’objet d’une enquête policière pour complicité de vol en réunion a mis de l’huile sur le feu. Si la scène djihadiste luxembourgeoise semble assez facile à surveiller, le Luxembourg n’en est pas une île pour autant.
Le Luxembourg n’est pas une île
Comment réagir à cela ? En élargissant considérablement les moyens d’action des différentes instances impliquées – le troisième des niveaux auxquels s’opère le virage vers le tout-sécuritaire. « Dans un État de droit qui protège les libertés individuelles, la sécurité des citoyens doit être garantie », a déclaré le premier ministre Xavier Bettel devant la Chambre des députés, début décembre.
Aussitôt dit, aussitôt fait. Tout un paquet de mesures (woxx 1348) destinées à renforcer les pouvoirs des services de sécurité a été déposé par Bettel en personne, en décembre. À quoi s’ajoute la réforme prévue du Service de renseignement de l’État (woxx 1294), lui conférant plus de moyens, plus de personnel et un élargissement de son champ d’action.
Dans les semaines qui viennent, le passage à l’étape suivante devrait être annoncé : une révision de l’article 32, paragraphe 4 de la Constitution. Jusqu’ici, le paragraphe stipule que, « en cas de crise internationale, le Grand-Duc peut, s’il y a urgence, prendre en toute matière des règlements, même dérogatoires à des dispositions légales existantes », dont la durée de validité est limitée à trois mois.
La commission des institutions et de la révision constitutionnelle de la Chambre s’applique à « adapter » le texte à la situation actuelle. Une proposition introduite par Alex Bodry, à la suite d’un accord trouvé entre les partis du gouvernement et le CSV en mai 2015, servirait de base. Le champ d’application, jusque-là limité au cas d’une « crise internationale », devrait être élargi à des « menaces réelles pour les intérêts vitaux ou les besoins essentiels de tout ou partie du pays, ou de la population ».
Préserver l’ordre public
Le grand-duc pourra alors, « après avoir constaté la gravité de la situation et l’urgence », prendre des « mesures réglementaires appropriées, même dérogatoires à des lois existantes », dont la durée maximale de validité serait de trois mois. « Il en est de même en cas de péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public », prévoit le texte actuellement discuté. Une notion calquée sur la loi constitutionnelle française, très vague, ouvrant la voie à toute sorte d’abus. « La notion d’ordre public est une notion purement idéologique », estime le député Déi Lénk Serge Urbany, « qui pourrait, par exemple, être appliquée à l’encontre de mouvements sociaux d’ampleur. »
Reste à définir, au sein de la commission, le rôle de la Chambre des députés. La proposition actuelle prévoit qu’elle se « réunit de plein droit » et « ne peut être dissoute pendant l’état de crise ». De plus, si le gouvernement pourrait proclamer l’état de crise sans l’aval de la Chambre, celle-ci devrait toutefois confirmer ou infirmer la décision dans les dix jours. « Si la Chambre des députés décide de maintenir l’état de crise au-delà des dix jours, elle ne peut le faire que par une loi » votée par une majorité des deux tiers, qui contiendra « les mesures de crise à prendre ». Il y aurait, au sein de la commission, la volonté politique de conférer à la Chambre le droit de révoquer les mesures précédemment prises par le gouvernement dans le cadre de l’« état de crise ».
Lors d’une conférence de presse le 20 novembre – soit une semaine après les attentats -, le CSV, en la personne de Claude Wiseler, s’était dit favorable à une telle accélération : « Nous sommes prêts à appliquer le nouvel article sans attendre la grande révision constitutionnelle annoncée », avait-il déclaré. Face à une telle offre, et sous la pression de l’opinion publique, la coalition ne voulait évidemment pas se faire prier : trop important le danger de se faire pointer du doigt dans le cas d’une hypothétique attaque contre le Luxembourg, trop grande la tentation de s’ériger en héros de la sécurité.
Le texte définitif, signé par les partis de la majorité ainsi que le CSV, sur lequel la commission parlementaire s’est penchée ces deux dernières semaines, sera probablement déposé sous peu. Et donnera donc la possibilité au grand-duc, de fait donc au gouvernement, de mettre hors fonction, pour une durée limitée certes, la séparation des pouvoirs. En attendant, une hypothétique attaque contre le Luxembourg se solderait par l’application du texte actuel, en se référant à la « crise internationale ».
Des voix critiques
Déi Lénk est, pour l’instant, le seul parti qui adopte une position critique face à la proposition de révision constitutionnelle. Si le parti ne nie pas l’éventuelle nécessité de prendre rapidement des mesures adaptées en cas d’urgence, il s’exprime en faveur d’un contrôle strict d’un tel « état d’urgence à la luxembourgeoise ». « C’est une situation assez compliquée pour nous, puisque la proposition représente un progrès par rapport au texte actuel, mais est tout de même dangereuse », dit Serge Urbany, qui affirme ne vouloir porter en aucun cas la proposition de loi qui sera déposée sous peu.
Mais, les critiques ne viennent pas que de la gauche du gouvernement : ainsi, le doyen de la faculté de droit, économie et finance de l’Université du Luxembourg, Stefan Braum, a mis en garde, sur les ondes de radio 100,7, contre les dangers d’un tel « état d’urgence ». « L’état d’urgence est la situation dans laquelle l’État peut restreindre des libertés fondamentales sans être sous la contrainte de principes constitutionnels », a-t-il dit.
Au sein des partis de la majorité, qui, tous les trois, ont inscrit le respect des libertés fondamentales dans leurs programmes respectifs, le virage sécuritaire pris ces dernières semaines ne passe pas inaperçu et certains n’hésitent pas à adopter une position critique. Ainsi, le très libéral Bill Wirtz, membre du DP, prend position sur son blog : « Les mesures du plan antiterroriste sont dangereuses pour les libertés fondamentales et inefficaces dans la lutte contre le terrorisme. » Les Jeunesses socialistes ainsi que les Jeunes Verts ont souligné dans un communiqué récent que l’État de droit disposait d’ores et déjà de tous les moyens nécessaires pour combattre le terrorisme.
« Nous refusons tout changement législatif ou constitutionnel qui sert à la construction d’un État de surveillance », ont-ils affirmé. Car si le tout-sécuritaire représente la solution de facilité pour faire face à une opinion publique sous le choc, il ne peut ramener le risque à zéro.
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