Omnibus : au merveilleux pays d’Ursula

Le principal frein à la compétitivité des multinationales européennes provient de leur politique de versement de dividendes et de rachats d’actions. Elles y consacrent deux tiers de leurs bénéfices, loin devant l’innovation et l’investissement. Démanteler des législations sur le respect des droits humains, environnementaux et climatiques au nom de la compétitivité est un argument fumeux, les multinationales privilégiant une économie de rente.

Ursula von der Leyen en visite à Francfort, en juin 2021. (Photo : Commission européenne)

Le merveilleux pays d’Ursula von der Leyen est peuplé de multinationales qui veulent être plus compétitives, créer des richesses dans l’intérêt général et sauvegarder nos acquis sociaux. Leurs louables intentions se heurtent cependant à une bureaucratie de plus en plus écrasante au fur et à mesure de l’adoption de nouvelles normes par l’Union européenne. Aussi, la présidente de la Commission européenne promet de réduire leurs charges administratives de 25 % au cours de son second mandat. Pour y parvenir, l’exécutif européen a présenté le 26 février deux projets de directives dites omnibus, afin de simplifier la vie des entreprises et de les aider à affronter la concurrence américaine et chinoise ainsi que, plus largement, la nouvelle donne géopolitique et économique.

Deux directives sont dans le collimateur des multinationales : la Corporate Sustainability Reporting Directive (CSRD), sur le reporting extra-financier, et la CS3D (Corporate Sustainability Due Diligence Directive) sur le devoir de vigilance, obligeant les grands groupes à respecter les droits humains et environnementaux dans leurs activités. Outre ces deux textes adoptés en 2024, la Commission réduit aussi la portée de la taxonomie verte, c’est-à-dire la classification des activités ayant un effet favorable sur l’environnement. Ce dispositif figure au cœur du Green Deal, désormais passé au second rang. Une fois ces directives vidées de leur réelle substance, les multinationales devraient économiser quelque 6,5 milliards d’euros par an, affirme la Commission. Exit donc les normes contraignantes lestant la compétitivité de nos fleurons économiques…

Confronté à la réalité brute des chiffres, ce récit est une fable dans laquelle les chemins du merveilleux pays d’Ursula sont pavés de mauvaises intentions à l’égard des droits sociaux et environnementaux. Dans la vraie vie, les multinationales européennes se fichent bien de leur compétitivité : « Au total, les sociétés relevant de la directive devoir de vigilance ont versé 2.900 milliards de dollars à leurs actionnaires par le biais de dividendes et de rachats d’actions entre 2014 et 2023 », calcule Somo, le centre de recherche sur les sociétés multinationales basé à Amsterdam. Cela représente deux tiers de leurs bénéfices nets, poursuit l’organisation, qui a obtenu ces résultats en passant au crible les comptes des 918 groupes les plus importants de l’UE. En moyenne, ces sociétés ont réalisé 695 millions d’euros de bénéfices chacune, dont 478 ont été reversés à leurs actionnaires. Autant d’argent qui n’est pas consacré à la R&D (recherche et développement), à la formation ou à l’investissement dans l’outil de production, éléments moteurs d’une économie compétitive. L’Europe est largement à la traîne en matière de R&D, ne lui consacrant que 2,2 % de son PIB, contre 3,5 % aux États-Unis, 3,4 % au Japon et même 4,8 % en Corée du Sud.

 « On déguise le loup en Mère-Grand »

Cette vision favorisant les profits à court terme est confirmée par le toujours très attendu « Global Dividend Index » publié en mars par Janus Henderson Investors : en 2024, les plus grosses sociétés européennes ont versé 315 milliards de dollars à leurs actionnaires. Ce niveau record est en progression de 5,6 % par rapport à l’année précédente, indique le cabinet international de conseil en investissement, pas vraiment un repère de furieux droits-de-l’hommistes ou ayatollahs verts.

Sur la base des chiffres fournis par la Commission européenne, Somo livre aussi une analyse témoignant du cynisme de la manœuvre : le coût de la mise en conformité aux obligations de la CS3D coûterait à ces mêmes multinationales 0,09 % de leurs bénéfices annuels. Encore trop pour les droits humains, environnementaux et climatiques ? « Ce n’est même plus une question de profits, c’est devenu purement idéologique : on veut une dérégulation totale », tonne Jean-Louis Zeien, coordinateur de l’Inititiative pour un devoir de vigilance, un collectif de 16 organisations luxembourgeoises de la société civile. Pour l’ensemble des ONG européennes mobilisées sur le sujet, le constat est unanime : les paquets omnibus ne sont pas une simplification administrative, mais une dérégulation sans précédent. « On déguise le loup en Mère-Grand pour qu’il puisse mieux dévorer le Petit Chaperon rouge », illustre Jean-Louis Zeien.

L’UE fait marche arrière après des années d’avancées (souvent timides). « C’est un retour au capitalisme du 19e siècle », déplore le militant luxembourgeois, qui fustige le lobbying des entreprises auprès de la Commission européenne, en premier lieu celui de Business Europe, l’association patronale européenne. « Ils ont l’oreille d’Ursula von der Leyen, contrairement à la société civile qui n’a été conviée à aucune consultation sur le sujet. »

« 68 % des revendications patronales sont satisfaites par les directives omnibus », poursuit Jean-Louis Zeien, selon qui l’industrie joue un rôle clé dans cette affaire. « Au Luxembourg, la Fedil est le bras droit de Business Europe », avance-t-il. La Fédération des industriels luxembourgeois s’est fortement mobilisée ces dernières années contre la CS3D, dont l’application ne concerne pourtant que 76 entreprises au Luxembourg. « On ne parle jamais des victimes des violations des droits humains par les multinationales. C’est une véritable gifle qu’on leur met, tout comme aux entreprises qui s’étaient déjà engagées dans la mise en place de chaînes de valeur résilientes », dit encore Jean-Louis Zeien.

Pas de bonne fée au pays d’Ursula

« La capacité de l’Union à préserver et à protéger ses valeurs dépend notamment de la capacité de son économie à s’adapter et à être compétitive », avait justifié la Commission européenne lors de la présentation des paquets omnibus, quelques semaines après le retour au pouvoir de Donald Trump. Mais de quelles valeurs parle-t-on, quand l’établissement de ces nouvelles règles repose sur la multiplication de fake news sur les supposées difficultés des multinationales ? La Commission et le patronat suivent à cet égard le précepte formulé par l’idéologue en chef du fascisme 2.0, l’américain Steve Bannon, selon qui « il faut inonder la zone de merde », pour désorienter le public et désarçonner ses adversaires. Les ONG qui défendent droits humains et environnement dressent un autre parallèle avec ce qui se passe aujourd’hui aux États-Unis dans cette course à la dérégulation : tout va très vite. Non à coups de décrets iniques, mais par la multiplication des réunions au sein des instances européennes, jusqu’à deux par semaine. Jean-Louis Zeien confirme ce sentiment, reconnaissant qu’il « est difficile pour les ONG de suivre le rythme » et estimant qu’« il s’agit d’une stratégie volontaire ».

(Photo : Gert Altmann/Pixabay)

Par la voix de son ministre des Finances, Gilles Roth, le Luxembourg avait demandé un délai supplémentaire pour l’entrée en application de la directive devoir de vigilance, déjà reportée d’un an, mais cette proposition a été rejetée par les représentant des États membres, ce 26 mars. Pour Ursula von der Leyen, l’ambition serait de ficeler les paquets avant la fin avril, pour les soumettre au plus vite au vote du Parlement européen. Où ils ont de bonnes chances de passer comme lettre à la poste, avec un hémicycle dans lequel droite et extrême droite défendent communément la consolidation d’un ordre social de plus en plus inégalitaire.

Mais, comme dans le conte de Perrault, Jean Louis Zeien veut croire que « la messe n’est pas encore dite » pour le Petit Chaperon rouge. Dans son étude, l’ONG néerlandaise Somo demande notamment à la Commission européenne d’« introduire une interdiction des rachats d’actions pour faire en sorte que les entreprises investissent leurs bénéfices dans l’innovation et la conduite responsable des entreprises, au lieu de récompenser les actionnaires ». En l’état actuel du débat, l’idée a peu de chances de prospérer. Et pour y parvenir, inutile d’attendre un coup de baguette magique venant du merveilleux pays d’Ursula : aucune bonne fée ne peuple les lieux.

L’ONU s’inquiète du recul de l’UE

Le paquet de simplification omnibus proposé par la Commission européenne « constitue malheureusement un pas en arrière : au lieu de faire progresser les efforts visant à promouvoir les entreprises responsables et l’obligation de rendre des comptes, il risque de diluer les normes européennes existantes, qui ont fait de l’UE un leader dans le domaine des entreprises et des droits de l’homme », alerte le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme, dans une déclaration rendue publique le 20 mars à Genève. Selon les experts indépendants de l’ONU, les mesures préconisées par l’exécutif européen ne sont pas conformes « aux principes directeurs des Nations unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme », adoptés en 2011. Ce texte vise le triple objectif « protéger, respecter et réparer » posé par les Nations unies vis-à-vis des entreprises, en premier lieu des multinationales. L’UE avait réalisé un important pas en avant avec la directive devoir de vigilance (CS3D), dont l’adoption, l’an dernier, avait été saluée par le groupe de travail de l’ONU sur les entreprises et les droits de l’homme. Le paquet omnibus d’Ursula von der Leyen taille désormais en pièces « d’importantes avancées ». Dans le collimateur des experts se trouve notamment la limitation de la responsabilité des multinationales à leurs seuls fournisseurs et sous-traitants directs, alors que la directive l’avait étendue à l’ensemble de la chaîne de valeur. De la même manière, l’instance internationale s’inquiète de la restriction apportée par le paquet omnibus à la responsabilité civile des entreprises : « Des mécanismes de responsabilité efficaces sont nécessaires pour que les entreprises s’attaquent aux risques et aux impacts. Le fait de s’appuyer uniquement sur des sanctions administratives crée une approche qui ne s’attaque pas aux causes profondes des violations des droits de l’homme et menace de saper l’efficacité du cadre réglementaire de l’UE », avertissent les experts. « Une déréglementation précipitée sans un engagement approprié des parties prenantes érode la confiance dans les institutions de l’UE et sape les principes de bonne gouvernance que l’UE défend depuis longtemps », cingle le groupe de travail. Il appelle avec insistance l’UE à entendre et prendre en compte, pour rester alignée sur les principes directeurs des Nations unies, les préoccupations de la société civile. Soit précisément les acteurs écartés par la Commission européenne.


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