Organisation sociale : De l’amour et des enfants sains du patriarcat

Pour le woxx, Colette Vernot propose une réflexion sur l’omniprésence du patriarcat, qui parvient à se nicher dans les moindres recoins de la société et des consciences.

Photo : CC BY-SA 4.0 Prof.lumacorno

« L’amour est à réinventer, on le sait. »
Arthur Rimbaud


Le patriarcat se déguise dans tous les replis de nos rapports sociaux. Il est ancré en nous comme un rêve hantant qui nous domine parfois, sans le savoir. Il se cache sous les histoires d’amour, de flirt, de consentement. Il est cette gêne difficile à exprimer qui nous interpelle insidieusement lors des accolades que nous pensions amicales, lors des coups de fil anodins, lors des invitations à déjeuner qui tournent en embuscade, lors des services rendus prétextant une solidarité et qui se révèlent un calcul de rapprochement.

Il est présent dans notre langage, dans les proverbes, les tournures de phrases, les représentations mentales de ce qu’est un homme, une femme, une personne trans, un enfant, une vieille dame.

Il se dissimule même dans la perception du temps et de l’attente. Dans la préparation matinale des vêtements. Dans l’exigence de beauté faite aux femmes. Dans le peu d’exigence de douceur, de perspicacité, de travail sur soi, d’harmonie, d’intelligence, d’altruisme fait aux personnes occupant des rôles masculins dans notre espace social.

Il est ce que l’ordre social admire le plus. Le bruit, les grands discours, l’argent, le dénigrement, la victoire. Il est dans le mépris des petites actions invisibles qui transforment réellement une société.

Il est ancré dans le mensonge, les infidélités, le donjuanisme.

Il est ce « berceau des dominations » (Dussy). Ce système qui s’insuffle depuis nos lits de petits enfants jusque dans nos soirées arrosées où une crainte inconsciente de rentrer seul-es persiste. Il est cette menace planante d’agressions, de violences, d’insultes, de douleurs.

Il se dévoile derrière le discours ultraféministe de cet homme ayant lu trois livres sur la question et qui se sent au-dessus de la mêlée, inatteignable. Qui croit qu’il est bien plus respectable que son voisin. Mais qui en passant n’hésite pas à abuser de son incommensurable sympathie pour allègrement vous traquer.

Le patriarcat est aussi cette femme qu’il faut absolument conquérir parce qu’elle est incroyablement belle et courageuse. Comme un trophée auquel on se mesurerait. Mais qui, tel un butin de guerre, ne sert plus à rien une fois l’excitation de la conquête passée.

Il se déguise sous le meilleur ami de votre père qui, un soir, bourré, essaye de vous embrasser. Sous le discours de votre sœur qui vous dit que ce n’est rien, que cela lui est déjà arrivé. Sous le dernier aveu de votre voisine de 93 ans, qui juste avant de mourir vous confie qu’elle s’est fait agresser toute son enfance par son beau-père. Sous l’excision de votre élève depuis portée disparue, sans doute mariée de force par sa famille. Sous les menaces de coups de votre ex-conjoint lorsque vous étiez enceinte. Sous le baiser volé de votre ami-e qui croyait à un signe de votre part parce que vous vous caressiez rêveusement les cheveux. Sous le coup de hanche contre un mur pendant une danse salsa. Sous le père de famille respectable, aimé des professeurs, qui, en réalité, droguait sa fille tous les soirs pour la violer. Sous le policier qui ne comprend pas où est le problème. Sous les blagues graveleuses de votre concierge. Sous les commentaires de votre amant chauve qui se moque de votre perte de cheveux de « femme ». Sous l’obscurantisme de votre meilleur-e ami-e qui défend Matzneff. Sous ce voisin d’enfance qui ressurgit en évoquant la mort de votre père pour mieux vous approcher. Sous ce curé ayant abusé de votre mère. Sous la tape dans les fesses « juste pour rigoler ». Sous la désinvolture de cet écrivain marié qui cherche à vous séduire. Sous le silence. Sous la peur. Sous la méfiance. Sous l’idée d’une citadelle à conquérir ou à défendre.

Il est surtout omnipotent, là où on le voit le moins. Dans les rires, la popularité, l’admiration sans faille, la générosité, le succès, les diamants bruts. Ces êtres de « lumière » qui attirent vers eux tous les regards. Qui sont drôles à en mourir. Attachants à en pleurer. Beaux à admirer. Doués à en danser. Et surtout célébrés. Ces êtres qui se donnent tant de mal pour paraître magnifiques en public et dont absolument personne ne soupçonne qu’ils sont en réalité les bourreaux de leurs proches les plus intimes.

Ce type de domination est bien plus qu’une simple question binaire de consentement. Car combien de fois un réel désir de contact physique a lieu sans qu’il soit en réalité induit par un prétexte qui n’en était pas un (massage, embrassade, consolation) ?

Ce fonctionnement structurel, jusque dans les plus petits détails des rencontres clandestines et officielles, fait qu’en réalité très peu de vrais baisers ont lieu dans le monde. Des baisers de désir mutuel. Avec un réel consentement, c’est-à-dire un élan de moi vers toi et de toi vers moi, sans filtres, ni guet-apens, ni leviers, ni regrets, ni dislocation du corps et de l’esprit. Un baiser qui résulte de toutes les forces de l’univers pour aller de l’un vers l’autre, sans injonction, sans réticence, sans vide.

Sinon, une fois l’acte accompli, vous n’êtes plus qu’un encombrement. Un temps dilué après lequel il faut rejoindre son officiel-le. Un message froid de bonne conscience et consolation.

Seulement voilà. Le patriarcat vous fait toujours sentir qu’il n’est pas dans son tort. Que ses plus virulent-es détracteurs-trices ont en réalité un problème : regardez comme tout va bien. Comme ce diamant magnifique a du succès, comme il danse bien, compose admirablement, joue du piano comme personne… Regardez comme vous êtes seul-e à vouloir comprendre ce dysfonctionnement profond.

Justement, le patriarcat vous fait croire que vous êtes isolé-e alors que vous êtes plus de la moitié de l’humanité.

Il chérit ses enfants sains parce qu’ils sont les sauvegardes d’un système structurellement injuste, destructeur, écocide. Il est le contraire de la vie.

À nous, hommes, femmes, non binaires, trans, bambins, adultes, jeunes, retraité-es… de nous en défaire. De le déconstruire. De l’analyser. D’en reparler. D’en repleurer. D’en rire. D’en renaître. De se transformer.

À nous. Nouvelle humanité.


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