Pensions : Les mécomptes sociaux d’Ubu roi

Luc Frieden met le feu aux poudres en décrétant unilatéralement un recul de l’âge du départ à la retraite. Sa ministre Martine Deprez tente d’éteindre l’incendie sans trop convaincre. La grogne enfle dans les rangs de la coalition. Et pendant ce temps, les comptes de la caisse de maladie poursuivent leur dégringolade.

On the Road Again : le front syndical uni (OGBL et LCGB) a sillonné le sud du pays, lundi 19 mai, pour mobiliser en vue de la manifestation prévue fin juin. Luc Frieden assure le service après-vente par ses annonces incendiaires. (© OGBL)

« C’est le capitaine du ‘Titanic’ qui s’occupe en priorité du menu du lendemain, alors que son bateau est en train de couler » : Christophe Knebeler file la métaphore pour décrire le projet ubuesque du gouvernement d’imposer une réforme des pensions, sans plus s’inquiéter des comptes plombés de la Caisse nationale de santé (CNS). Explication : les pensions reposent sur un magot de 27 milliards d’euros, soit une réserve de 20 ans si l’on poursuivait sur le mode de financement actuel. La CNS est assise sur moins d’un milliard, et elle risque l’assèchement dans un avenir proche, peut-être dès 2027. « La ministre a un certain talent pour poser les priorités », ironise le secrétaire général adjoint du LCGB. Dans son viseur, Martine Deprez, chargée des portefeuilles de la Santé et de la Sécurité sociale. « La CNS est à moitié coulée, on va droit dans le mur, mais l’urgence serait à une réforme des pensions », soupire Christophe Knebeler.

Son collègue de l’OGBL Carlos Pereira abonde : « Le déficit devrait atteindre 250 millions d’euros en 2027. » Comment stopper la chute ? « En créant par exemple une taxe robot », suggère-t-il, entre autres pistes. Les deux syndicalistes, membres du conseil d’administration de la CNS, ont retrouvé Martine Deprez à l’occasion d’une quadripartite santé à Dudelange, ce mercredi 21 mai, dans l’après-midi. Ils dénoncent l’inaction de la ministre CSV, qui a refilé la patate chaude à son collègue des Finances, Gilles Roth. Hélas, l’ancien député-maire de Mamer est venu à Dudelange sans réelle proposition, semblant parfois découvrir le labyrinthe du financement de l’assurance maladie. Carlos Pereira lui accorde néanmoins le bénéfice du doute : « Il veut entendre nos propositions et nous rencontrer cet automne, avant la préparation du prochain budget. »

Les pensions et la CNS sont deux dossiers « de la même urgence », avance pourtant Martine Deprez, le matin même, face à la presse, auprès de laquelle elle assure le service après-vente des annonces de Luc Frieden sur les pensions. Lors de son discours sur l’état de la nation, le 13 mai, le chef du gouvernement a décrété un recul de l’âge réel du départ à la retraite, actuellement de 60 ans. Il veut progressivement l’aligner sur l’âge légal, fixé à 65 ans. Dans une stratégie peu lisible, il a court-circuité les « consultations » engagées par le ministère de la Sécurité sociale pour conférer un vernis démocratique à une réforme impopulaire.

Le 13 mai, Luc Frieden a surpris tout le monde en faisant cette annonce. Y compris sa propre ministre ? « J’avais été prévenue en amont du discours », soutient Martine Deprez pour démentir une rumeur devenue tenace ces derniers jours. Tout le contraire du député DP Gérard Schockmel, regrettant à l’antenne de 100.7 avoir été mis devant le fait accompli au moment de la déclaration du premier ministre chrétien-social. « Nous n’avions pas été informés, tout comme nos collègues du CSV, et je ne suis pas sûr que la ministre l’était », insiste le médecin hospitalier, qui convoitait ouvertement le ministère de la Santé après les législatives d’octobre 2023. « Tous les ministres du gouvernement le savaient », rétorque la ministre. La faute en reviendrait donc à une communication défaillante chez ses partenaires de coalition libéraux.

La conseillère jette l’éponge

Au CSV aussi, les indociles donnent de la voix. La houle est montée lors d’une réunion du comité national ce lundi 19 mai, rapporte un proche du dossier au woxx. Ce que dément Marc Spautz, lors d’une intervention également sur 100.7. Le président de la fraction chrétienne-sociale affirme que la réunion a été conforme à toutes celles auxquelles il assiste depuis 20 ans. Mais, ces derniers mois, l’ancien syndicaliste du LCGB n’a pas caché son désaccord avec la méthode du gouvernement Frieden, qui fait peu de cas du dialogue avec les syndicats, sur les pensions comme sur d’autres sujets sociaux. Il veut néanmoins croire que Martine Deprez saura trouver un terrain de discussion avec les syndicats. Une façon de rappeler une nouvelle fois que lui y tient.

La confusion règne au sein de la coalition sur les pensions, comme au ministère de la Santé. La principale conseillère de Martine Deprez, coordinatrice générale du ministère, a lâché son poste face aux difficultés. Interrogée à ce sujet par le woxx, la ministre n’en fait pas mystère : « Nous avons eu un entretien fin mars, car elle avait du mal à affronter la pression et elle se trouvait en situation d’épuisement professionnel. Elle a rejoint le service juridique, où elle continue à travailler sur les pensions », détaille Martine Deprez, affirmant parler avec l’assentiment de son ancienne conseillère.

Sur le fond de la réforme des pensions, la ministre reste toujours vague et n’apporte pas grand-chose de neuf, si ce n’est qu’elle acte la mort de la pension anticipée. L’allongement de la durée de travail pour accéder à une pension complète s’accompagne d’une augmentation du nombre d’années de cotisations. Le dispositif comptabilisant les années d’étude ou encore les baby-years dans le calcul des annuités est maintenu. Mais il faudra désormais aligner davantage d’années pour bénéficier de la retraite. Combien ? La ministre n’est pas en mesure de le dire avec exactitude, répondant par une formule mathématique alambiquée. Cela pourrait être aussi bien 43 que 45 ans… L’on ne peut donc que s’interroger sur le sens d’une conférence de presse au cours de laquelle elle ne parvient pas à répondre avec précision à la question qui taraude désormais tout le monde : « Combien de temps devrais-je travailler plus pour toucher ma retraite ? » 

Ni progrès ni stabilité

La précédente réforme, en 2012, prévoyait des incitatifs pour pousser les salarié·es à travailler plus longtemps sur la base du seul volontariat. Mais cela n’a pas fonctionné, dit la ministre, l’âge moyen de départ n’étant passé que de 59,4 ans en 2011 à 60,1 ans aujourd’hui. Un gain négligeable face à l’espérance de vie qui s’allonge, selon elle. Si la baisse des prestations de l’ordre de 10 à 12 % attachée à la réforme de 2012 est maintenue, il sera désormais obligatoire de travailler plus longtemps. Martine Deprez précise qu’un avant-projet de loi sera présenté en Conseil de gouvernement à l’automne pour une entrée en vigueur probable de la réforme en 2027. Comme à l’accoutumée, elle fait l’éloge du dialogue social, contredisant les syndicats, selon lesquels il est, au contraire, en état de mort clinique.

Pour le front syndical uni, réunissant LCGB et OGBL, l’annonce de Luc Frieden est une énième déclaration de guerre aux acquis sociaux. Une nouvelle ligne rouge est franchie, et les deux syndicats donnent rendez-vous aux salarié·es le 28 juin, pour la manifestation nationale qu’ils organiseront ce jour-là à Luxembourg. Du côté des fonctionnaires, la CGFP sort également de ses gonds. « Le faux débat qui a duré des semaines n’a rempli qu’une fonction d’alibi. Les projets de réforme sont depuis longtemps à portée de main, dans le tiroir », s’emporte le syndicat de la fonction publique dans un communiqué. De quoi le pousser également dans la rue le 28 juin ? Rien n’est exclu, fait-on savoir du côté de la CGFP. La proposition sera soumise au prochain comité fédéral, qui se réunira après l’Ascension. Si l’option est retenue, les fonctionnaires viendront grossir les rangs du cortège, au grand dam des partis du gouvernement, qui y puisent une part non négligeable de leur électorat.

Autre désaveu cinglant, celui des jeunes. Qu’il s’agisse des mouvements de jeunes des partis politiques ou d’une organisation plus large comme le Jugendrot, tous ont dégainé des communiqués rageurs pour dire leur mécontentement face à une mesure qu’ils avaient d’emblée rejetée. Le refus du recul de l’âge de départ faisait d’ailleurs l’objet d’un large consensus dans les rendez-vous organisés ces derniers mois. Martine Deprez avait beaucoup misé sur les jeunes dans sa communication, et elle promet de les revoir bientôt, sans plus de garantie de docilité.

Le 13 mai, Luc Frieden avait intitulé son discours de politique générale « Progrès par la stabilité, stabilité par le progrès ». Pour l’instant, le progrès ne penche pas en faveur des salarié·es. Quant à la stabilité, c’est encore loin d’être gagné.


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