Poésie : « Jadis je disait »


Jean Portante revient à la poésie au Luxembourg avec un recueil riche de souvenirs et d’inventions langagières, sans oublier les images récurrentes qui traversent son œuvre.

« Jadis je disait », c’est le titre en forme de pied de nez à la grammaire que le natif de Differdange a concocté pour son retour poétique au grand-duché, aux éditions Phi. Un double pied de nez, puisque ce titre fait référence à la deuxième partie du livre composée de « souvenirs vénitiens », alors qu’une première partie intitulée « Doublures », bien plus épaisse, la précède. C’est donc par un subtil tissage – en témoignent les sous-titres « [Sous le manteau] » et « [Plis et replis] » – que le poète commence, convoquant dès les premières pages ce cerf qui s’est mis en travers de sa route une nuit qu’il conduisait vers le Luxembourg juste après le décès de son père : « ET SOUS LA CROÛTE DE L’ÉTANG / dort mon cerf / et passe par là / un couple d’amants / un père surtout / qu’on me tue en été ».

Rarement poète aura célébré avec autant de constance et d’inspiration une enfance au sein de sa famille que Jean Portante. Ce recueil n’est pas en reste, qui fait intervenir par exemple la mère enrobant des amandes (« l’enfance se caramélise / un instant sur le verre ») et disant quelques pages plus loin « mandorle […] / comme si c’était un mot de passe / enrobé de sucre brûlé ». Les doublures évoquées dans cette partie sont autant de souvenirs dissimulés dans les plis d’un manteau, qu’on finit par redécouvrir à la faveur d’un accroc, peut-être tout simplement à cause de l’usure de ce vêtement qu’on appelle la vie. Impossible d’en décrire toute la richesse foisonnante d’images ; tout au plus peut-on redire que Portante y glisse ses thèmes de prédilection, ses obsessions. Citons encore cet entre-deux entre le nord et le sud qu’il affectionne en particulier (« je vois le nord / qui est un sud renfilé ») et dont il ne cesse, ouvrage après ouvrage, de livrer de nouvelles métaphores. Mais chez lui, la nostalgie n’est pas ostentatoire : « le hasard s’excuse d’avoir pris soin / de tant d’amidon au col du vieillir ».

Dans un certain nombre d’« anecdotes », il termine cette première partie en s’adonnant à la description poétique, un peu comme un Francis Ponge dans le « Parti pris des choses » (même si Baudelaire est en exergue pour cette partie). Défilent donc un ballon bleu ciel, une collection de timbres, un mineur de fond ou… un « coquillage de Shakespeare » qui flirte avec le surréalisme. Chose assez rare, le poète s’aventure également à pratiquer l’humour direct, dans un « abécédaire » où les vers entendent utiliser les lettres qui ont le plus de valeur au Scrabble, pour terminer sur ce « zoo qui dans sa zone d’ombre les z’attend ».

Grammaire triturée

Les figures de style et les jeux de sens culminent dans la deuxième partie, qui donne donc son titre au recueil. Ici, le « nous – c’est-à-dire eux / ni toi ni moi » se scinde en deux entités, le « je » et le « tu », qui déambulent dans Venise avec une identité propre, laquelle leur offre une conjugaison particulière. Si ce n’est « ni toi ni moi », il faut en effet le restituer dans la langue : c’est ainsi que fonctionne la poésie, qui n’hésite pas à triturer la grammaire pour la bonne cause.

Ainsi, « je tâtonnait / d’un mot à l’autre » tandis que « jamais plus n’est-ce pas / tu ne reviendra ». La balade dans Venise se transforme donc en une exploration d’une dualité novatrice, comme si l’auteur se détachait de lui-même tout en continuant d’évoquer des souvenirs – le cerf apparaît encore dans cette partie. Une façon de diriger la création poétique dans une autre voie, puisque l’auteur a affirmé avoir épuisé une première langue d’écriture après le tremblement de terre de L’Aquila, en 2009. Ce recueil est donc le deuxième, après « La tristesse cosmique » (Phi, 2017) où se dessine une autre manière que celle reprise dans son anthologie « Le travail de la baleine », qui regroupe des poèmes de 1983 à 2013.

Avec « Jadis je disait », Jean Portante continue donc son exploration poétique toujours aussi riche en trouvailles liées aux images, aux métaphores et aux souvenirs, ancrée dans une langue qu’il modèle pour mieux le servir. Pour qui aime la poésie, ce voyage empreint de nostalgie lumineuse sera des plus enrichissants.


Jean Portante, « Jadis je disait », 
éditions Phi, 120 p.

JE FOUILLE DANS LA CENDRE
comme on fouille
dans un passé
jusqu’à ce qu’un alphabet
plus vieux que l’alphabet
me fasse signe d’allumer
un contre-mot
ne faut-il pas dire non
avant de frapper à la porte

je frappe trois coups d’abord
puis trois autres
comme si je n’avais pas
oublié le mot de passe
— et je passe.


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